Dans le livre très beau qu’elle a consacré au prophétisme tupi-guarani, Hélène Clastres (qui accompagna dans les années soixante du siècle dernier son mari Pierre Clastres dans ce qui restait de la forêt paraguayenne — restes, inutile de le dire, réduits aujourd’hui à une peau de chagrin), montre à quel point la conception que les Indiens qui vivaient là-bas se faisaient du langage était pour eux fondatrice. Un rite qu’elle restitue, lié à la naissance — c’est-à-dire à l’apparition d’un nouvel être dans un univers déjà saturé de sens — révèle clairement cette importance. Lors de la phase finale de la gestation, donc peu avant la naissance de l’enfant, il est recommandé au père de s’abstenir de toute activité (s’abstenir de « faire des choses multiples » est l’expression employée par les Indiens) et de concentrer sa pensée tout entière sur l’enfant à naître. La forme que prend cette concentration est celle d’un chemin qu’il faut tracer dans le monde afin d’ouvrir la voie à la parole de l’enfant à venir. Symbolique, ce chemin correspond en même temps à un acte qui l’inscrit dans le réel : en effet, le père doit, et je cite désormais directement le texte d’Hélène Clastres, « lorsqu’il marche sur les chemins, fermer ceux qui bifurquent et jeter des ponts sur les rivières qu’il traverse. Il faut que la parole de l’enfant n’ait qu’un seul chemin . » La venue au monde d’un petit d’homme est celle d’un être parlant, et pour que cette parole ne s’égare pas et soit reçue, il faut lui ouvrir un chemin qui soit sa propre ouverture : le chemin ainsi tracé approprie le nouveau né à sa parole et inscrit celle-ci, ou sa possibilité, dans le monde qui la reçoit.
Jean-Christophe Bailly " Naissance de la phrase" ( Éditions NOUS 2020)
Que c'est beau ce rite : ouvrir un chemin "à soi" à la parole d'un nouveau né
RépondreSupprimertellement d'accord avec çà !!
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