samedi 24 mai 2025

Divagations/ 28/ Les mots blancs / 7

 


Comment considérer ces hasards qui nous mettent un jour en lien, à l’improviste, avec un peintre, un artiste, inconnu jusque là, et dont la vision du travail bouleverse et ramène au plus secret de soi… Comment ce trait de pinceau, rayant en douceur tous les tableaux, continue, avec une étrange obstination, de faire son œuvre et s’évertue à colliger tout ce qui s’éparpille de soi au fil des ans...Ralentir ce qui fuit. Rester entre des lignes, des mots. S’accrocher à ce désir-plaisir libéré par les mots, ceux que je lis d’abord dans ces livres qui me sortent de l’inertie, produisent un trouble, déstabilisent un peu, ouvrent une nouvelle fenêtre, tracent une connexion et rechargent la chair de l’esprit. Être à la recherche de cette chorégraphie des mots quand cela s’écrit enfin, ce mouvement d’effleurement qui se produit, et qui emporte plus loin, là où l’on ne savait pas que l’on se dirigeait, au travers de toutes les ombres qui nous recouvrent, dans une très grande étrangeté d’errance. Est-ce de l’invisible qui prend forme alors puisque les mots disent davantage que ce qu’ils semblent dire…Prendre ses aises dans le séjour de la langue, avec une part de démesure dans le plaisir qui se crée, et se sentir appréhender le monde, l’ailleurs, d’une façon différente. Espérer que ce qui s’écrit, non pas tienne, mais se tienne. Avec racines et envol. Les deux. Toujours veiller aux deux. Quelque chose d’éperdu. Comme un arbre peut-être. Qu’il soit grand ou petit, et quel qu’en soit l’espèce. Qu’il produise des fruits ou qu’il soit de simple agrément. J’écris près d’une fenêtre où, à l’arrière-plan, s’élancent des arbres sous un ciel changeant. Et l’arbre tient son cap. Il puise en lui et dans le sol où il se rattache son nécessaire. Je puise dans la langue amoncelée en moi, celle qui m’a édifiée depuis si longtemps désormais. Elle se tient en silence à l’intérieur. Plus les ans s’amoncellent et plus elle a de l’importance. Une langue pleine de carences, d’imperfections, de doutes, de clichés, de banalités, sans doute. Mais je tente de donner une voix à ces mots agglutinés, j’essaie de leur rendre un envol possible, afin de m’inventer à nouveau, avec parfois les lèvres lavées de larmes. Susan et ses mots blancs, et quelques lignes plus loin dans ce même texte de Virginia Woolf, Jinny parle de mots jaunes, de mots de feu. À chacun sa manne de langue. À chacun son souffle. À chacun son pas. Et ne pas oublier de ne pas se déprendre de soi, de ne pas lâcher le fil de ce qui nous relie à nous-même, et ne pas se perdre en cours de route. Ne pas oublier non plus l’arbre, l’envol de ses branches, le mouvement du feuillage sous le vent, la chlorophylle qu’il diffuse, le plaisir qu’il procure lorsque, allongé sous son feuillage où s’emmêlent ombre et lumière, on se laisse emporter par le songe, bercer de lueurs tamisées.

L’écriture serait un peu comme se tenir au bout de soi, au bout de ses doigts avec des étincelles prêtes à pétiller, à s’envoler plus loin, à éclairer quelque peu le tas de haillons où s’écarquillent quelques souvenirs, en un dépli d’ombres, tout au bout d’un chiffon de langue rouge.


L’univers où nous vivons est dépourvu de stabilité. Qui nous dira le sens secret des choses ? Qui peut prévoir la courbe d’un mot, une fois lancé ? *



*Cité par Quentin Bell dans Virginia Woolf Biographie t2


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