De
plus, plane sur moi l’ombre d’une certaine forme que pourrait prendre
un journal intime. Je pourrais, au fil du temps, apprendre à me servir
de ce matériau de vie à la dérive, lui trouver un autre usage que celui
que je leur assigne ; une fiction tellement plus consciemment et
méthodiquement travaillée. Qu’est-ce que j’aimerais que soit mon
journal ? Quelque chose comme les mailles relâchées d’un tricot, de
pas trop lent, quand même, souple au point de pouvoir absorber tout
ce qui me vient à l’esprit, que ce soit solennel, beau, ou léger.
J’aimerais qu’il ressemble à un sombre et vieux bureau, ou un vaste
garde-meubles où l’on jette une masse d’objets dépareillés et
défraîchis pour ne plus jamais les revoir. Mais j’aimerais y revenir,
après un an ou deux, et réaliser que cette collection est restée intacte,
s’est bonifiée, comme le font parfois mystérieusement ces objets mis à
l’écart, a repris forme dans un moule assez transparent pour laisser
passer la lumière de notre vie, et qu’elle a calmement, tranquillement,
été créée avec la distance qui fait l’œuvre d’art
Virginia Woolf "Journal" 20 avril 1919 ( traduction de Micha Venaille)
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