J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 12 septembre 2025

La mémoire délavée

 


Quand revient le temps des étourneaux qui se déploient dans le ciel pour dessiner des figures liquides et mouvantes, je vois gonfler et se former une dame-jeanne.

Puis un chapeau épais qui lentement se mue en voile qui bat au vent, s’éloigne et disparaît. J’essaie de décrypter le ballet des étourneaux comme je décrypterais un rébus, en espérant que chaque tableau soit un mot, et, mis bout à bout, ces mots forment une phrase et soudain, cette phrase serait ma première, mon évidence.

Quand revient cette année le temps de ces oiseaux qui empruntent, comme les hommes, des couloirs de migration, suivant on ne sait quel vent favorable, pour trouver plus de nourriture et plus de chaleur, je me demande comment ils les trouvent, ces chemins-là, ces oiseaux-là. Est-ce que subsiste la mémoire d’un passage à travers le ciel qui se transmettrait de bec en bec, d’année en année ?

C’est à la tombée du jour qu’ils apparaissent. C’est à la tombée du jour que nous sommes les plus vulnérables. Il y a ces minutes étranges, gris-bleu, glissantes, quand le soleil s’en va et quelque chose venu du fond des âges remonte et se rappelle à nous. Une peur, une intranquillité, une fragilité. Nous pressons le pas, nos cœurs sont plus lourds et nos enfants pleurent sans raison. À la tombée du jour, j’arrête d’écrire et je me rends compte combien cette chose entreprise il y a quelques mois m’échappe. Cette chose, je dis. Cette chose, comme si elle existait quelque part, cette chose tel un objet. Cette chose m’échappe, je dis. Elle n’est ni ici ni là. Cette chose, c’est un récit sur mes grands-parents et je ne l’ai encore pas trouvée aujourd’hui, à l’heure où s’agitent les étourneaux. 

Natacha Appanah "La mémoire délavée" ( Mercure de France 2023) 

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