J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 5 janvier 2019

Légendes



Cette langue n’est pas ma langue. Cette langue que je parle là n’est pas ma langue. Cette langue que je parle là m’a été toute apprise sur les bancs d’une école comme j’avais trois ans par deux bonnes sœurs à cornette noire et dont j’ai souvenir des noms, des visages, des sourires. Cette langue n’est pas ma langue et depuis là j’ai avalé ma langue première, cette langue qui n’existe pas, est langue entre deux langues, est langue presque inventée mais par personne vraiment, par des peuples bousculés, des gens de peu, des gens de glaise.
Cette langue n’est pas ma langue et j’ai perdu ma langue première comme un enfant perd un jouet un beau matin sans s’en apercevoir – il s’amuse seul, ne prend pas garde, ne pense même pas à mal, pourquoi le ferait-il aussi, on ne perd pas les choses d’importance, elles ne disparaissent pas, on croit qu’elles demeureront toujours présentes et puis l’on se retourne d’un côté et de l’autre et il manque quelque chose, quelque chose qui était la langue, le tout premier outil pour dire le monde, en comprendre les bords, en saisir les mains.
Cette langue que je parle là n’est pas ma langue même si je suis dedans maintenant par la force des choses puisque avec tous les autres j’étais obéissant et que j’ai donc appris ma langue de maintenant comme une langue étrangère aidé en cela par le sacré qu’était l’école, par le sacré qu’étaient les sœurs, et parce que là où je changeais de langue presque comme de chemise, on ne plaisantait encore ni avec l’une, ni même avec l’autre.
Cette langue perdue est mon passé, ma part première presque oubliée et c’est cela qui se passe depuis, écrire dans une langue tout autre le souvenir d’une langue perdue, de moi aussi perdu qui tente d’écrire sans trouver terme ce qu’on ne saurait dire qu’avec des mots d’oubli.

Daniel Bourrion "Légendes" ( Publie.net)

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