J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 14 février 2025

Quatrain/ 161

 

des feuilles balbutient le vent

  instant suspendu au temps

les ombres vont qui chantent

bleu long sombre

mercredi 12 février 2025

Pagina

 


La page est la face d’une feuille.

Une feuille, c'est la partie terminale d'un végétal, qui est mince et plate, sur laquelle,avers et revers, deux côtés formant symétrie, que l'automne dépouille.
Pagene et fueil, ou foille. Pagina et folium, ou folia.
Ainsi un livre constitue une sorte, très singulière, de feuillaison. Feuillaison à vrai dire moins sujette aux saisons, qu’aux époques, plus soustraite à l’effet du soleil (encore que, une fois attentifs, nous nous tournions un peu en direction de la fenêtre), qu’aux lieux au cours du temps.

Aussi bien certains soutiennent-ils qu’un livre se feuillette.
Mais ils ne fleurissent pas. 

Pascal Quignard Petits traités I/ VIème traité

lundi 10 février 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 6

 


1/ Un homme érudit parle dans une assemblée, qui l'écoute avec attention. Il emploie un mot, qu'il redira à deux reprises dans son propos, un mot dont je ne savais pas l'usage. Je chercherai dans le Littré, il n'y est pas, mais on le trouve sur des dictionnaires en ligne. Je trouverai même des citations fictives où il est employé, générées par l'Intelligence Artificielle. Je vais pouvoir intuiter à mon tour.

2/ Les doigts serrés qui, sur un stylo quatre couleurs à la teinte bleue enclenchée, qui sur un crayon bleu océan un jour de grande lumière, qui sur un stylo à capuchon d'un rouge révolutionnaire, elles ajoutent des mots aux mots vers leur univers d'écriture, alors que, par la grande baie vitrée, les collines à l'horizon tentent de se hausser par-dessus la litière de brouillard, dans une lente lutte aléatoire.

3/ Immergée dans le Journal de Virginia Woolf de bon matin et s'apercevoir que la matinée est presque achevée, que l'on vient de vivre dans le Londres de la fin de 1918, qu'un armistice vient d'être signé, que l'on a noté quelques bribes de mots sur un cahier dévolu à cela, et relisant les notes, souligner celle que l'on gardera du jour: quelque part en elle subsiste quelque chose de l'enfant.

4/ Ces notes glissées ici depuis plus d'un an comme une marche à l'aveuglette, cahotant entre les lectures et les pensées qui s'insinuent, ne sont qu'une manière de s'extirper des brouillards de l'hiver où la crainte de rester enserrée est si forte que s'obliger à poser ces lignes chaque matin est une tâche nécessaire comme de chasser les poussières déposées sur les meubles et d'ancrer ainsi quelque lumière dans la grisaille.

5/ À côté des paroles qui se disent, se contredisent, se superposent, se recouvrent, s'anéantissent, on ne sauvegarde plus rien. Ce qui est dit s'amasse sur ce qui a été dit sur ce qui a été dit et tout se compacte, ne laissant qu'une bouillie de mots dont on n'écoute plus rien, qui ôte toute velléité de révolte. Seuls les poèmes longtemps après se font viatiques pour les jours à venir.

6/ Une pluie blanche comme des émotions en allées et venues se glissant sous le rai d'une porte, ou entre les deux battants d'un volet en bois disjoint, comme celui de l'enfance. C'est toujours là que l'on se retrouve sans même l'avoir convoqué. Je me revois face à cette fenêtre du troisième étage, fixant le nuage de poussières qui semblait stagner entre des mondes, soleil dissous, révélant comme une présence magnétique.

7/ Je parcours des sites internet qui me plaisent, je survole, je lis, et soudain je m'arrête sur une phrase isolée sur une ligne J’aime la porte rouge qui conduit au dojo*. Pourquoi cette phrase, si ce n'est que son rythme me saisit, c'est un alexandrin bien sûr, c'est la poésie qui a irrigué mon enfance. Et là, dans l'instant, je me plongerais avec plaisir dans des poèmes de Victor Hugo.

 

* Anne Savelli dans Le semainier

samedi 8 février 2025

Divagations / 19

 

de mon étrange relation avec Virginia...

Après le travail de traduction, qui nous permettait d'entrevoir les textes d'une toute autre façon, et après ces échanges sur nos questionnements et nos doutes, nous prenions un temps d'écriture individuelle en écho aux passages traduits. Ces fragments que nous écrivions alors, je les avais pompeusement nommés klasmas.

Mais voilà qu'il faut encore prendre un peu d'écart et remonter le temps pour saisir l'enchaînement des avancées et le pourquoi de ces klasmas. L'année qui précédait notre immersion dans Les Vagues, l'année scolaire 2021-2022, notre groupe devait être de sept ou huit à ce moment-là, j'avais engagé un travail d'écriture autour de la notion de paysage intérieur, en évoquant par-dessus tout la notion de détail à mettre en avant. Je souhaitais alors à marquer les esprits en recherchant dans la langue grecque le mot qui correspondrait le mieux à ce que j'avais en tête. Et, à la première séance de la reprise de nos ateliers après les vacances d'été, je leur dis que nous allions travailler à réaliser une klasmathèque ! Succès assuré avec un pareil mot ! Je leur donnais alors les explications suivantes:

klasmathèque : du grec klasma (morceau, fragment) ; mot dérivé de klaô (briser). Rassembler des « morceaux » détachés d’un visuel plus ample. Des petits bouts de choses vues ( dans un premier temps on restera dans la zone visuelle) qui ont saisi le regard, puis se sont trop vite évaporés. Une image mentale qui se sera imprégnée quelques secondes sur la rétine, mais n’aura pu être vraiment capturée.

En premier, on fera une sorte d’inventaire personnel de ces détails, ces fragments (klasmas) presque insignifiants auxquels donner consistance. Puis on écrira pour chacun un fragment. Le petit plus sera d'offrir un cadre à ce klasma. À chacun(e) de définir son cadre, c’est à dire la forme qu’il ou elle souhaite donner et la conserver pour tous les fragments d’écriture qui suivront : nombre de mots, de phrases, de signes/ disposition en carrés en rond, éclatée, la place des blancs sur la page.../ d’autres idées seront les bienvenues ! On va se laisser tâtonner dans un premier temps sur la forme et celle-ci s’imposera sans doute à chacun après quelques tentatives !

Donc laisser émerger ces klasmas : quelque chose de furtif avec quelque chose de dense à l’intérieur

- en lister quelques uns ( la liste se poursuivra chez vous après et n’oubliez pas de les noter lorsqu’ils apparaissent).

- écrire 1 à 3 fragments en commençant de penser à une forme dont ils pourraient se revêtir

- imaginer tous vos fragments qui pourraient ressembler plus tard à des planches-contacts : quelque chose d’un paysage intérieur personnel ! La planche contact permet au tireur d'avoir une vue globale du film et, à l'aide d'une loupe, d'évaluer en détail chaque vue. Elle est utilisée pour sélectionner les vues qui méritent d'être agrandies, et pour estimer le travail à effectuer sur celles-ci (recadrage, masquages, retouches...). Pour lancer ce nouveau chantier d'écriture, je proposais des textes: un de Jérémy Liron ( peintre et écrivain) intitulé Les pas perdus où l'on peut lire: Dans l'espace du regard, quelques centimètres carrés de blanc lumineux. mais qui faisaient comme le crochet auquel on aurait pendu le monde. Et dans Le livre, l'immeuble, le tableau: Chaque jour observer derrière un robinier, un sureau, les façons de quelques angles de béton, ressasser le tableau, essayer des phrases jusqu’à ce qu’elles tiennent ensemble. C’est un peu répéter un passage diagonal, faire sentier. Facilement : écrire c’est faire sentier dans l’épaisseur en friche de nos terrains d’expérience.

Plus tard, grâce à un participant de l'atelier, je découvris que Pascal Quignard avait évoqué le mot klasma dans l’essai Une gêne technique à l’égard des fragments , où il propose une définition du mot « fragment » qui contient, en creux, l’image du lambeau en tant que bout d’étoffe déchirée ou de chair arrachée : « en grec le fragment c’est le klasma, l’apoklasma, l’apospasma, le morceau détaché par fracture, l’extrait, quelque chose d’arraché, de tiré violemment » . Je me suis sentie en bonne compagnie. Ce terme nous accompagne désormais et s'est intégré à nos pratiques d'écriture.

à suivre

jeudi 6 février 2025

voir ce qui est

 

et c’est toujours le même chemin à parcourir à la recherche d’épaisseur et d’intensité — le pas dans le pas des jours d’avant et le pas précédant le pas des jours d’après — prendre le temps de l’écart afin de déchiffrer une langue de mémoire — dans l’élan nécessaire pour rassembler les laisses de soi — l’aide d’un dehors pour consolider un dedans — arrondir les arêtes du temps —

étincelle d’un quelque chose — relancer doucement les rouages — cela sourd de la terre cela tombe des arbres et cela comme semence — se tenir à l’affût — savoir sans savoir mais être presque sûre — mélodies des lisières frémissements des sous-bois gémissements des branches — retrouver cela qui coulerait dans les veines —

dans un brouillon de voix récolter des bouts de songes — arpenter un sentier d’exil entre brouillard et brume — avancer dans ces langues — se laisser troubler par le dehors et chercher en son dedans ce qui pourrait fleurir ou semble faire signe —filature de mots prêts à se perdre — à s’ensauver pour ne pas être vusse frayer un chemin dans le chemin du chemin —

il faut du temps pour voir ce qui est — le ruissellement des gouttes les tours et les détours les sinuosités d’un filet d’eau — pincer les cordes vives pour faire naître une mélodie qui ruisselle — forcer la vision de l’œil à libérer les nœuds de poussière — dégager un petit abri de lumière — suivre tout simplement les pas perdus d’un autre jour d’un autre temps — continuer encore un bout de chemin — le pousser un peu plus loin — sur le bout de la langue —

 

atelier du mardi avec François Bon (février 2024) en écho à Danielle Collobert

mardi 4 février 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 5

 


1/ C'est un flottement, comme une barque, qui va des mots que je lis dans certains livres jusque vers moi, puis se pose quelques instants ou se dilue et disparait. Il n'y a rien de net, le flou prend toute son importance et ne jamais être sûre de quelque chose dans ce que l'on a cru comprendre. Toujours un doute recouvre les pensées. C'est comme un dialogue intérieur qui s'est instauré.

2/ Cela procède par rebonds. D'un livre à un autre puis encore à un autre. La lecture appelle une lecture. Et l'on sillonne ainsi, et l'on sinue entre des pages dont on ne savait encore rien la veille et qu'il nous faut à tout prix découvrir. Le rebond nous porte plus loin. Ainsi voguent l'écriture, les pensées; cela ricoche sans fin, cela s'étoile avec les questions qui serpentent comme la lumière.

3/ Son prénom que l'enfant apprend à lire et écrire, c'est le début du livre qu'elle va rédiger  au long de sa vie. Il s'inscrit dans une continuité et, dans le même acte, épèle sa différence par chaque lettre qu'elle reconnait et dont elle trace les contours avec conscience. Se dire et s'écrire. C'est à elle de tracer son chemin au crayon, à la craie, se créer par les mots .

4/ Il semblerait que le jour n'ait pas envie de naître. Il nous faudra affronter cette pénombre, la traverser à l'aide des lampes posées sur les bureaux, et patienter encore dans cette grisaille de janvier. La pluie tombe sans s'arrêter et je m'interroge sur ce que peuvent bien faire les oiseaux par un temps pareil. Les gouttelettes d'eau qui parsèment les branches, avant leur chute, seront de petites lueurs à contempler.

5/ Virginia Woolf, dans son Journal, se confronte aux plumes d'acier qui s'abîment trop vite et qu'il lui faut limer avant de se rabattre sur un stylo Waterman, bien qu'elle s'en méfie et qu'elle refuse à leur reconnaître la faculté de traduire les pensées les plus nobles et les plus profondes. Que penserait-elle du clavier d'ordinateur où cela s'écrit et s'efface à volonté, se dissimile aussi si l'on n'y prend garde.

6/ Chemin faisant au long du jour, avec les rencontres des uns et des autres, des conversations entendues et partagées, d'émissions écoutées par le hasard d'une errance sur la radio et de quelques phrases qui réveillent ou questionnent, par la constance donnée à la lecture et à sa prédominance accordée dans l'emploi du temps, par le vagabondage de pensées qui peut en résulter, noter ce qui a pu bouger en soi.

7/ Dans l'incertitude de la venue d'une possible vision et que s'ouvrent devant soi le flux des flots agités de la mer Rouge, se dire qu'il ne faut jamais songer à renoncer à penser par soi-même. Se nourrir des fragments de lumière offerts en éventail par les nappes d'ombres, comme des ailes qui auraient de la difficulté à se déployer dans ce monde où la réalité chercherait à étouffer des réels.



dimanche 2 février 2025

Divagations/ 18

 

 

  de mon étrange relation avec Virginia...

Sans doute est-ce pour m’inciter et m'autoriser à aller au bout du livre Les Vagues que j'ai proposé en septembre 2022 à l’un de mes ateliers dans lequel je participais également ( dans les autres je n’écris pas avec les participants), un travail de traduction des neuf interludes du livre, suivi d'écriture en écho. Il n'était pas question de traduire l'intégralité du livre mais de se concentrer sur ces passages en italiques, qui vont et viennent, rythment le livre, délivrent l'ombre et la lumière, oscillent en permanence entre le dehors et le dedans, les heures du jour, de l'aube au crépuscule, ainsi que les saisons et le parallélisme avec les âges de la vie. On retrouve en permanence le jeu des vagues sur la mer et de la lumière dans la maison. Ce travail s'étalera sur deux années scolaires, sans que nous ayons perdu pied et avec un enthousiasme continu.

Une manière encore détournée de ne pas tout lire...mais en allant au plus près du texte. Il y avait l'envie depuis longtemps de se frotter au travail de traduction, mais avec parcimonie, pour entrer avec plus d’insistance dans la langue de Virginia, creuser notre propre langue et faire bouger un peu notre écriture. Nous n’étions plus que quatre dans ce groupe, nous connaissant depuis plus de vingt ans par le biais d’atelier d’écriture. Il fallait aborder quelque chose de neuf entre nous. Engouement et crainte nous habitaient, mais nous avons tous quatre relevé le défi, même si nos années de pratique de la langue anglaise remontaient pour certains à nos études au lycée.

...plus je traduis les Vagues plus je mesure à quel point l’espace s’ouvre à l’intérieur des phrases, plus je mesure que traduire c’est écrire avant tout, mais au cœur d’un reflet qu’on fait naître soi-même, exonéré de la poussière figée des phrases mortes, comme si le texte que l’on devait traduire s’écrivait en même temps que soi, pris dans le temps présent et toujours vif, et tous les questionnements qu’il engendre sont vrais, véritables, et au présent, ou au futur, traduire serait cette avancée avec cet autre qui continue à dire nous confie Christine Jeanney dans un de ses articles sur son site.

Après deux ou trois séances de tâtonnements, nous avions décidé de faire chacun une traduction chez nous, de prendre ce temps de nous immerger dans la langue, de la questionner, de nous trouver parfois face à des incompréhensions, puis lors de nos rencontres bimensuelles, partagions notre travail, en nous confrontant aux traducteurs officiels : Marguerite Yourcenar, Michel Cusin, Cécile Wajsbrot, ainsi que Christine Jeanney. Je poursuivais en parallèle la lecture du blog de Christine, qui elle s'attelait à l'intégralité du livre, me nourrissant de ses questionnements, de ses réflexions, ainsi que celles des lecteurs de son blog qui participaient par le biais de commentaires. Quelle richesse où puiser!

Dans Nevermore, livre lu juste avant de me lancer et d'entraîner mes amis dans cette aventure, j'ai noté cette phrase de Cécile Wajsbrot: La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours non vouée à l'échec mais à l'imperfection. D'une langue à l'autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu'elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C'est une traversée avec un point de départ et un point d'arrivée mais de l'un à l'autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes.

à suivre

jeudi 30 janvier 2025

La vie sociale

 


Dans ma famille, on n'avait pas le sentiment d'exister. On vivait. On vivait même bien, moi je ne me suis jamais soucié de rien, je n'ai donc vraiment aucune raison de me plaindre, mais il n'y avait pas d'excitation, un grand calme plutôt, c'est pour ça que je dis qu'on n'avait pas le sentiment d'exister, on était plutôt spectateur de l'existence. J'ai passé toute mon enfance à la regarder passer durant ces longues plages d'ennui, ennui infini, qui ne prenait fin qu'avec le dîner, des après-midis entiers réduits au néant parfait, pas un bruit, pas un mot plus haut que l'autre, presque rien, simplement le petit grésillement de l'existence. Pendant longtemps, j'ai cru que c'était le seul bruit de l'existence, une sorte d'acouphène, si vous voulez, un petit grésillement ininterrompu que les gens couvrent de bruits, de cris, de passions, de rages, de folies parce que c'est tout de même un bruit désagréable, un petit sifflement qui grésille, oui, c'est ça, ou un grésillement qui siffle, quelque chose de gris, gris clair, beaucoup de blanc dans lequel on verse quelques gouttes de noir pour que ça ne fasse pas trop mal aux yeux.

Jérôme Orsoni " La vie sociale" ( Éditions Bakélite 2025)

mardi 28 janvier 2025

Ricochets/ Année 2/ Semaine 4

 


1/ Contrainte de l'instant. Celui qui passe sans le savoir de ce passage, et celui de l'intensité où se sent l'exactitude de ce qui est, sa puissance et les ailes soudaines avec le transport que cela procure. Et ce n'est pas une affaire de pouvoir, de puissance, non, c'est juste une sensation d'être, la prise de conscience de cette pépite de vie qui scintille. Et l'énergie coule alors dans les veines.

2/ Avec des mots en main, aller sur sa propre route. Une musique rejoint parfois et rythme le pas ou la main. Il semble que l'envie de racler les recoins de la mémoire s'estompe et que c'est l'avant qui importe désormais, le peu d'avant qu'il reste à parcourir, ce présent qui s'offre à chaque minute. Éveiller la main de lueurs naissantes et de mon regard de myope en suivre leurs traces..

3/ Par le hasard de l'allègement de la boite mail de l'année précédente, retrouver des écrits d'une personne qui n'est plus de ce monde désormais; conserver ces messages en se réfugiant dans le clair-obscur des souvenirs d'une présence qui hante aussi les rêves. On continue d'avancer avec les ombres qui nous accompagnent et qui, de temps à autre, sans qu'on le décide, peut-être avec malice ou complicité, nous envoient quelques signaux.

4/ On est toujours en train d'attendre. On ne sait pas quoi mais on est sur le qui-vive en permanence. Et on avance à petits pas, même à pas de fourmis comme l'on disait lorsque l'on jouait à grand-mère veux-tu. On attend, on espère une avancée plus grande, et parfois même écrire c'est comme avoir avancé et dormir aussi, et devant il y aurait une porte ouverte, un seuil à franchir.

5/ Le souffle court, sans doute. L'âge mais aussi la nécessité de se centrer, d'aller à l'essentiel, dans la vie, dans les relations sociales, dans la lecture, dans l'écriture, dans ce rapport à soi où l'on est toujours en recherche. On amenuise ce qui cerne et étreint; question de survie pour vivre pleinement ce qui devant nous est ouvert et nous cueille. En évitant le liseron tendu au ras du sol.

6/ Comme une envie de printemps: ouvrir les fenêtres en grand. L'air neuf circule dans la maison et devant soi. Un air sans nom. Les pensées seront-elles autres ? Ce qui se tient en retrait sera-t-il porté par l'air qui sinue entre les murs et les meubles ? Pourrait-on être soudain à découvert ? Et alors éparpillé ou rassemblé, peut-être se sentir recentré par les volutes d'air qui balaient tout autour...

7/ Sans idée préconçue, la main ouvre un tiroir du bureau, s'empare d'un carnet de notes au hasard ( le numéro 5 dans la série qui court jusqu'à 15), qui commence le journal de bord d'un voyage à Venise: cela fera dix ans en avril... Les déambulations dans les calli dont j'ai pris la peine d'écrire les noms. Dès les premières lignes je marche avec moi vers la calle del paradiso.

dimanche 26 janvier 2025

Divagations / 17

 

de mon étrange relation avec Virginia...

Longtemps donc, je ne pus aller au-delà des dix premières pages, recommençant toujours, relisant indéfiniment le texte, ne comprenant pas ce qui se jouait là entre les différents personnages qui sont tous présents, à tour de rôle, et qui parlent ou pensent, sans réaliser quelle mâchoire me happait, puis me rejetait sur le bas-côté. Mais je ne rangeais pas le livre, je le gardais toujours à portée de main. Des vagues d'envie régulières s'élevaient, m'enserraient puis m'abandonnaient sur le bas-côté. Le livre se refermait à nouveau; je n'étais pas encore prête. C’était alors par le biais de la traduction de Marguerite Yourcenar. Mais il ne parvenait pas à trouver son point d'ancrage. Cela montait en moi, puis refluait. En 2017, préparant des lectures autour de profils féminins, qui s’inséraient dans le spectacle d’une chorale, tout naturellement, c’est le premier interlude des Vagues qui s’imposa et d’autres textes se greffèrent autour. Je l'avais lu tant de fois qu'il m'était devenu familier. Je n’avais pas encore lu les autres interludes, celui-ci me suffisait, frictionnait mon imaginaire, et laissait flotter en moi une vision qui tapissait les parois de mon cerveau d’une dose de béatitude. J’avais même la prétention de dire que ce livre était subjuguant alors que je n’en avais lu que quelques pages. J’aimais particulièrement comme si le bras d’une femme couchée sous l’horizon avait soulevé une lampe: des bandes de blanc, de jaune, de vert s’allongèrent sur le ciel comme les branches plates d’un éventail. J’aimais l’image. Et je restais penchée près de la page à remuer l’éventail de mes songes. Lors de ces lectures immiscées entre des chants polyphoniques, Virginia était en bonne compagnie avec des textes autour de Camille Claudel, Isadora Duncan, ou Frida Kahlo.

.Tapie derrière l’écran de mon ordinateur, je suivais le travail de Christine Jeanney, j’avançais avec elle, à son rythme, dans une lecture fragmentée. Je lui suis reconnaissante d’avoir mené ce travail qui m’a accompagnée dans ma lecture, m’a nourrie, m’a portée jusqu’à son terme que nous avons franchi ensemble il y a quelques mois, le 22 août 2024 exactement. Si je consulte son site, elle a commencé ses mises en ligne le 7 février 2013, progressant au rythme de ses forces et du temps qu’elle parvenait à consacrer à la traduction. Je lisais ce qui apparaissait sur Tentatives, ses pensées qui tournaient autour du paragraphe proposé, me nourrissait aussi des commentaires des uns ou des autres qui faisaient progresser la réflexion. Au long de ces années, nous avons même échangé quelques messages avec Christine:

Pour ce qui est des Vagues, c'est vraiment primordial pour moi de mettre le journal de mes questions sur le site : essayer d'expliquer aux autres, c'est mieux comprendre soi-même, et il faut voir la différence entre le texte que je poste en premier jet et en mode brouillon avant de le publier et la version finalisée après toutes mes tentatives d'explications, c'est vraiment très très modifié ! (toutes ces modifications, je n'y aurais pas pensé du tout s'il n'y avait pas le journal (juillet 2018)

Lorsque j’eus en mains les traductions de Michel Cusin et Cécile Wajsbrot je lisais le tout, avide de me faire ma propre idée du texte. Et je n’allais pas plus vite que Christine, prenant le temps d’une lecture autre, qui s’apparente davantage à une errance poétique, avec ses arrêts, ses retours sur quelques lignes, et les divagations que cela induit. Je retardais l'avancée, non pour en faire la traduction comme Christine, mais comme s'il fallait contenir quelque chose de trop grand pour moi, dont je n'aurais pas été digne. Je reprenais la lecture des premières pages, avec les pensées des personnages, enfants dans cette première partie, comme pour rembobiner la même vision, une manière de recommencement toujours et encore. Ne pas avancer trop vite, rester encore un peu dans le hors-champ, sans trop comprendre ce qui se joue entre tous les personnages, ou avec la narratrice. De l'autrice, je savais ce que tout le monde sait, et peut-être je ne me sentais pas légitime de lire ce livre réputé difficile.

à suivre


vendredi 24 janvier 2025

Quatrain/ 160

 

au bord des paupières la pluie

vague de gris hachée menue 

une image au bord

ne pas la laisser filer

mercredi 22 janvier 2025

Divagations/ 16

  

de mon étrange relation avec Virginia

Et si j’en arrivais enfin là où je souhaitais être dès le début de ces Divagations. Une trajectoire un peu détournée, il faut bien l’avouer, alors que je m’étais assise devant mon ordinateur (vers la fin du mois d’août, je crois et nous sommes déjà fin janvier ) pour parler de ce livre époustouflant  Les Vagues dont on ne ressort pas indemne, que j’ai achevé  il y a quelques mois maintenant, après une lecture qui s’est prolongée, je viens de le réaliser,  sur vingt années et non dix comme je l’avais imaginé. 

Mes recherches disent que j’ai acheté ce livre en mai 2003, dans la traduction de Marguerite Yourcenar et dans la collection Biblio du livre de poche. Sur la couverture, la reproduction d’une peinture de René-François Prinet Au bord de la Manche, qui se trouve au Musée de la Chartreuse à Douai. C’est une huile sur toile peinte vers 1920. Le livre de Virginia lui a été publié en 1931. J’avoue ma méconnaissance de ce peintre français dont je recherche sur internet quelques renseignements. Je retrouve le tableau qui apparaît en miroir de celui de la couverture du livre : un groupe de sept personnes sur un balcon ou une terrasse avec la mer en arrière-plan, certains assis sur des fauteuils et des chaises, deux femmes debout l’une face à nous, l’autre admirant le paysage. L’élégance des personnages, disposés sur la toile avec soin, nous donne à imaginer un milieu aisé; on se sent chez Proust à Cabourg… Certes ne sont pas les personnages des Vagues, mais ils ont sept, comme ceux évoqués dans le récit, l’époque est similaire, la mer est un personnage du tableau et l’on rêve en les regardant aux pensées qui les traversent et aux discussions qu’ils peuvent partager. 

La couverture du livre folio classique, dans la traduction de Michel Cusin, que j’ai acquis plus tard en 2019, est ornée aux trois-quarts d’une reproduction de Alphonse Osbert La vague à Diélette de 1890 du Musée d’Orsay. Je ne connais pas davantage ce peintre. J’effectue des recherches similaires : le tableau a été recadré sur la couverture pour ne laisser appréhender que des vagues régulières et en occultant sur la droite une houle plus haute; cette huile sur toile est dite appartenir à la période moderne appartenant au style symbolisme. À plusieurs reprises, il a peint des tableaux de ce village au bord de la Manche où il a vécu. L’illustration « colle » au titre sans avoir la nécessité de réfléchir. 

Quant au troisième ouvrage, dans la traduction de Cécile Wajsbrot, acquis en octobre 2020, aux éditions Le bruit du temps, je l’aurais dit sans « image », alors qu’il y a bien un détail d’une gravure sur bois d’Aristide Maillol La Vague réalisée dans les années 1895-1898. Mes recherches me conduisent vers une œuvre beaucoup plus importante que ne laisse absolument pas deviner la miniature reproduite sur la couverture, où se détache à peine perceptible un poignet et une main aux doigts écartés s’appuyant sur un fond strié de traits en tous sens. Sur l’œuvre entière, la main est partie prenante d’un corps de femme nue, endormie ou alanguie. Le détail sur la couverture brune est inscrit dans l’angle gauche supérieur et entouré d’un quart de cercle noir. La quatrième de couverture cite un extrait des Vagues : Regardez la boucle du chiffre commence à se remplir de temps: elle contient le monde. Je commence à tracer un chiffre, le monde est dans la boucle et moi, je suis dehors ; je le referme — là — et le scelle, il est complet. Le monde est complet et je suis en dehors, je crie, » Oh, sauvez-moi, je ne veux pas être chassée de la boucle du temps. »

On ne regarde jamais assez les couvertures de livres.

Pour être exhaustive sur les différentes traductions qui m’ont accompagnée lors de ma traversée des Vagues, il me faut évoquer le travail, d’une richesse incroyable, élaboré au long de nombreuses années (plus de dix ans) par Christine Jeanney sur son site Tentatives où elle a partagé ses traductions avec ses questions, ses doutes, les commentaires des uns ou des autres qui suivaient cette aventure. Son aventure, que j’ai suivie dès le départ, a conforté la mienne. Alors s’il n’y a pas de couverture réelle (mais j’espère vivement que tout son travail de traduction et de commentaires sera repris dans un livre publié), il y a pour chaque nouvelle avancée mise en ligne (  191 quand même !), une petite vignette ronde représentant la mer, et il me semble qu’elles sont différentes à chaque fois! Je reparlerai de ce travail colossal que Christine a mené car il a été fondamental pour moi.

La couverture du livre de poche que je possède en langue originale est de l’artiste finlandaise Aino-Maija Metsolae, qui a illustré par le biais d’aquarelles chatoyantes toute une série de livres de Virginia Woolf. Des taches de couleurs vives qui se poursuivent à l’intérieur du rabat pour laisser éclater des rayures entre différentes tonalités de bleus et des blancs. Le titre est écrit en petit et majuscules en bas à droite et le nom de Virginia Woolf en écriture cursive. Sur la quatrième de couverture, une simple phrase positionnée au centre de la page avec des guillemets : I am made and remade continually.

Ce sont donc toutes mes sources vers lesquelles ma main s’est immergée au cours de ces dernières années. Et j’ai bien conscience d’avoir encore pris un chemin de traverse, erré dans les linéaments de tableaux et m’être encore perdue dans  des rêveries nouvelles…

à suivre...