quelque part au-delà de l’arc-en-ciel
une étoffe de silence
un endroit sans envers
quelque part où construire le jour
J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)
quelque part au-delà de l’arc-en-ciel
une étoffe de silence
un endroit sans envers
quelque part où construire le jour
Ces paroles causèrent à son fils une joie extraordinaire. Pour lui il était désormais entendu que l’excursion se ferait sûrement et que la merveille contemplée depuis des années et des années, semblait-il, se trouvait maintenant à portée de sa main, qu’il n’en était plus séparé que par une nuit de ténèbres et une journée de navigation.Comme il appartenait, à l’âge de six ans déjà, à la grande famille des êtres incapables de séparer leurs sentiments les uns des autres et d’empêcher la perspective de l’avenir, avec tout ce qu’elle contient de joies et de peines, d’obscurcir la réalité présente ; comme pour ces êtres, si petits qu’ils soient, le tour le plus léger de la roue des sensations a la faculté de cristalliser, de transpercer et de fixer le moment sur lequel il a posé son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis sur le plancher et en train de découper des images dans le catalogue illustré des « Army and Navy Stores » attribuait à celle d’un appareil frigorifique, pendant que parlait sa mère, un caractère de divine félicité. Cet appareil était auréolé de joie. La brouette, la tondeuse de gazon, le bruissement des peupliers, le blanchiment des feuilles avant la pluie, le croassement des corneilles, les balais heurtant les murs, le froufrou des robes – chacune de ces sensations avait dans son esprit une couleur si nette, un aspect si distinct, qu’il possédait déjà son code particulier, son langage secret. Il apparaissait cependant comme l’image de la sévérité inflexible et sans mélange avec son front haut, ses farouches yeux bleus d’une pureté et d’une candeur impeccables, ses légers froncements de sourcils devant le spectacle de la fragilité humaine, et cela au point que sa mère, en le regardant guider adroitement ses ciseaux autour du frigorifique, l’imaginait assis sur un fauteuil de juge, tout en rouge et en hermine, ou en train de diriger quelque grave et formidable entreprise dans une heure critique du gouvernement de son pays.
« Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, il ne fera pas beau. »
Si James avait eu à sa portée une hache, un tisonnier ou toute autre arme susceptible de fendre la poitrine de son père et de le tuer sur place, là, d’un seul coup, il s’en serait emparé. Telles, et aussi extrêmes, étaient les émotions que Mr. Ramsay faisait naître dans le cœur de ses enfants par sa seule présence lorsqu’il se tenait devant eux, à sa façon présente, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec le sourire sarcastique que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui en tous points (aux yeux de James), mais encore la vanité secrète tirée de la rectitude de son propre jugement. Ce qu’il disait était la vérité. C’était toujours la vérité. Il était incapable de ne pas dire la vérité ; il n’altérait jamais un fait, ne modifiait jamais un mot désagréable pour la commodité ou l’agrément d’âme qui vive, ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile, que les faits ne souffrent point de compromis et que le passage au pays fabuleux où nos plus brillants espoirs s’évanouissent, où nos barques fragiles s’engloutissent dans les ténèbres (arrivé à ce point Mr. Ramsay se redressait et fixait l’horizon en rétrécissant ses petits yeux bleus) représente une épreuve qui demande avant tout du courage, de la sincérité et de l’endurance.
Virginia Woolf "La promenade au phare" traduit par M. Lanoire
1/ Après une petite pluie matinale, une coulée d’air frais pénètre même sous la peau. Dans cet instant le corps est arrimé à un renouveau de vie. Jusqu’aux derniers recoins. L’esprit se descelle des liens de chaleur et semble plus souple, plus vivant, après l’aridité du muet. Comme des retrouvailles avec soi. L’illettré est traversé à nouveau par les mots. Comme avoir enfin tiré vers soi la couverture de la langue.
2/ En avant de ce qui cherche à s’écrire, avant même d’être énoncée, une parole. Mais entre les deux l’interstice qui aère les mots. Et le seuil où l’on se tient et que l’on ne franchit pas. De cette langue qui est en traduction, l’étrangère, faire son nid et se laisser porter par l’écorchure des mots. On se retrouve toujours sur son chemin. Enjamber les intervalles comme on saute les fossés.
3/ On souhaiterait des mots qui éclairent le futur. Qui donnent à penser ce qui se profile derrière les ombres. Quelque chose comme le mouvement du ciel avec les traces que l’on ne sait pas lire. Retenir par des mots nouveaux ce que l’on ne saisit pas. Ce qui demeure ouvert. Et le disant un réel se dévoilerait. Un dehors qui se saisit de soi sans avoir à sortir.
4/ Cet espace où trouver de l’air qui déchire, comme une écharde. Tenir corps et esprit dans ce courant d’air et se laisser recouvrir de ces copeaux du dehors. Les échardes d’air plantées sur la peau comme des onguents. Dans l’immobilité, se désaltérer d’air. Prendre le temps de la pensée. Dans la mémoire observer les trous et ses abimes. L’air circule là aussi comme des mots qui ont pris leur envol.
5/ Avec cette lumière d’été à nos côtés. Dans le cloître des jours et ses arcades d’ombres. Dans les langes des songes. Dans la soif de fraîcheur sous les paupières. Avec et sans tous ceux qui ne sont plus là pour épauler nos vies. Grâce aux mots des poètes vibrant et vivant entre les lignes. Et la mélodie des oiseaux cachés dans le feuillage. Se sentir encore debout sur le seuil
6/ Un lézard très attentif, une abeille, une coccinelle et l’esprit de notre jeunesse qui toujours veille. Dans ce lieu, la présence de ceux qui ne sont plus, avec qui nous avons ri, chanté, échangé, appris à être ce que nous sommes. Aujourd’hui nombreuses rencontres, paroles partagées avec des inconnus, connivences ou non mais malgré tout, étrange sensation d’exister, d’être là où je dois être. De l’après je ne sais rien.
7/ En marge, sur les bas-côtés, derrière un voilage, à la lisière des uns et des autres, pas très loin mais toujours un peu en retrait, il me semble que c’est ainsi que je me situe le plus souvent. Mais pas absente. À tenter de suivre le cours des vies, de la vie sans toujours bien comprendre le pourquoi et le comment de ce qui survient. Avancer encore avec les autres.
À la limite de ce que l’œil peut comprendre de ce qui, devant lui, se dresse. Comme une vision de myope au réveil, quand on n’a pas encore chaussé ses lunettes, et que le monde n’est pas vraiment le monde, mais un territoire indistinct où tout est possible et rien n’est sûr . Une vision ténébreuse et pleine d’inquiétude. Comme si, dans cette semi-obscurité, une chimère allait se réveiller, prendre forme et s’emparer du pouvoir.
Un monde est en train de s’écrouler. On ne distingue plus ni le haut ni le bas. Tout, peut-être, est en train de se consumer dans des flashes de lumière verticale, dans des déchirements de chairs. Une apocalypse se donne à voir, c’est à dire une révélation de ces masses sombres cachées, plomb fondu, au fond de chacun d’entre nous. Ruines de nos mémoires, où il subsiste des traces à conserver, à protéger, à révéler.
La rubrique avec ce libellé Pertuis: un texte en deux parties en écho à des œuvres picturales, artistiques, que j'ai choisies mais qui ne sont pas nommées. Trois œuvres du même artiste seront proposées.
sur les sentiers de naguère
l’espoir d’un océan d’herbes
d’une écriture de lierre
et le grignotage de la lumière
1/ Dans quel angle du jour se tenir ? Se laisser fendre par quel air ? Quelle brèche laisser se creuser en soi ? À la verticale de ce qui se déroule devant, ouvrir grand les yeux, face à l’air qui enveloppe . Toujours un peu en retard. Avancer sur soi-même en restant sur le seuil, y mesurer sa vie. Tête levée, avec le ciel par flaques, voir ce qui corrode.
2/ Les mots s’entraînent sur les pages des livres. Parfois c’est une course de vitesse, parfois un marathon. La langue glisse, force, prend du muscle, se régénère, s’intensifie, se diversifie. Tout est porté par la langue. Tout est emporté et brassé par celui qui lit. Des lambeaux clairs, éclatent, se déchirent en surface et restent en mémoire. Par les lèvres ils renaissent plus loin, autres. Déplacés ils vivent encore plus loin.
3/ Le comme qui tente de dire. Qui tente de relier pour se faire comprendre. Et qui aussi déplace la pensée, conduit les images mentales vers un autre univers. Comme calme pour la main qui veut écrire. Comme en un évasement de soi. Comme de l’air entre . Comme du blanc sur la page le temps de la comparaison. Comme un voyage. Comme grimper à un autre étage. C’est comme si…
4/ Des charnières à huiler . En permanence. Entre les uns et les autres. Entre les mots qui se prononcent. Ne pas faire grincer la relation. Laisser l’espace nécessaire. Adoucir les propos. Laisser passer de l’air. Des langues d’air chaud ou frais selon le moment. Prendre appui sur les nuages et se laisser porter par le vent. Ne chercher rien d’autre que des portes ouvertes. Patienter pour un pas de plus.
5/ Soudain entre amis se mettre à parler de l’esperluette, comme un sujet sérieux. Se souvenir, parmi la forêt de livres qui sommeillent dans mon bureau, le livre où j’ai lu quelque chose d’intéressant à ce sujet. Il fait juste six cents pages. C’est le cours de Pise d’Emmanuel Hocquard. Après quelques recherches, trouver ce que l’on voulait avec satisfaction. Et penser, tout bêtement, que les livres sont des trésors inestimables.
6/ Regarder ne fait pas trace à l’abord du dehors. Le coup d’œil appuyé n’enfonce pas les traits, ne fait pas dériver les courbes et les méandres de ce qui est observé. Ce qui illumine, illumine encore après le regard qui s’est posé dessus. Le cillement dans le dedans, personne ne le voit. Tout reste immobile. On voudrait partager ce que le regard a capturé de l’informe et abandonné en dedans.
7/ Nous ne sommes qu’un interstice de vie où se glissent des pensées qui nous sont données dans l’enfance. Et toutes les pensées ne se valent pas. À nous de les faire fructifier, de les rendre plus riches que celles qui nous ont nourris. Aller toujours un peu plus loin, un peu plus haut. Se faire liseron, jusqu’à voluter ce qui nous entoure. Réfléchir toujours plus dans le respect de soi.
Mercredi 23 avril
Voici une matinée très importante dans l’histoire des Vagues, parce que je crois avoir passé le cap difficile, et que je vois la dernière partie droit devant moi. Je crois que j’ai enfin intégré Bernard dans le mouvement final. Il va aller tout droit maintenant, puis il se tiendra devant la porte, et ce sera alors la dernière vision des Vagues. Nous sommes à Rodmell et j’y resterai probablement encore un jour ou deux (si je l’ose) afin de ne pas briser mon élan et d’en finir. Et puis, ô mon Dieu, du repos, et puis un article, et un nouveau retour vers ce hideux labeur qui consiste à façonner et à modeler. Après tout, cela comporte peut-être en soi quelques joies.
Virginia Woolf " Journal d'un écrivain" traduction de Germaine Beaumont
Des connivences se sont installées. Un échange avec Christine Jeanney, dont le Journal de bord des Vagues m’a tellement apporté et aidé dans mon immersion dans ce livre, se produit de temps à autre. Là, c’est à propos de sa traduction de la nouvelle de Virginia Woolf Kew Gardens, que nous correspondons. Après sa traduction, que j’ai suivie sur son site Tentatives, Christine qui est aussi plasticienne a réalisé un livret format flutter ( terme qui m’était inconnu!). Elle le présente ainsi :
« le
livret Kg ressemble
à un leporello, mais le leporello est d’ordinaire une longue bande
de papier ou de cartonnette pliée sans qu’il y ait collage entre
chaque page
le livret
Kg est
un Flutter
book,
"flutter"
signifiant en anglais palpiter, battre des ailes (ce qui rappelle le
vol erratique des papillons de
Kew gardens) » .
Elle parle d’un texte devenu objet à façonner. Elle décrit
également toute la méthode pour le fabriquer soi-même. Mes
compétences manuelles étant nulles j’ai préféré lui demander
un exemplaire tout prêt qu’elle m’a fait parvenir avec beaucoup
de gentillesse. J’aime bien cette nouvelle, je prends d’ailleurs
beaucoup de plaisir à lire ou relire les nouvelles de VW. Dans
celle-ci,
publiée
en 1919, on retrouve la technique de narration liée au flux de
conscience. La
narratrice sillonne les allées du jardin de Londres, Kew gardens,
près
duquel Virginia a vécu dans sa jeunesse, et
offre au
lecteur
des évocations de passants qui
traversent les lieux
ou se
penche sur
la vie des plantes ou animales que
l’on peut y rencontrer. On se demande si ce n’est pas le jardin
lui-même qui nous parle . Des promeneurs échangent des propos, une
histoire pourrait commencer à s’écrire, mais ce sont d’autres
personnages qui prennent le devant de la scène ou un escargot !
Nous
traversons un tableau impressionniste, écoutons quelques voix, nous
réfugions au cœur des plantes. Lire cette nouvelle à la vitesse de
l’escargot...
À la fin de sa traduction et du journal de celle-ci, que Christine Jeanney nous offre, elle note ceci :
je
fais toujours dans mon esprit le rapprochement entre la nouvelle Kew
gardens et une boule à neige
un globe parfait que VW a retourné
pour faire apparaître les petits reflets argentés qui dormaient au
fond, et qui flottent quand elle écrit cet espace réduit qui est le
nôtre, notre petit globe de monde, avec ses folies comme des
cicatrices mal refermées, ses incompréhensions, les amours passés
et futurs, ses épiphanies, ses guerres terribles et minuscules, son
chatoiement, ses couleurs et ses formes offertes comme ça, pour
rien, gratuitement, dans lesquelles les humains baignent sans s’en
rendre compte
quelque chose de grave, terrible, tranquille
un
"tout à la fois" complètement beau
la pluie délave les idées
magma tumultueux
je ne sais où les mots disparaissent
l’horizon se mérite
1/ Des étincelles de soleil sur les chemins creux des paysages d’enfance. Des paroles se perdent, s’évaporent entre les troncs de ces arbres qui espèrent un regard, un peu d’attention pour l’équilibre et l’émotion qu’ils procurent à tout promeneur égaré sur ces sentes. Dans la tête les pensées se rangent, s’apaisent comme des morceaux de puzzle s’assemblent quand il est nécessaire. La suite des jours est incertaine mais tout va bien.
2/ Au large des flots d’arbres sur la crête des collines. Les yeux gravent dessus des images floues qui se déplient comme les voiles d’un bateau, vaguement agitées par une brise de sérénité. Des visions d’enfance remontent à la surface de la mémoire. Ici, dans cette maison, des sacs de souvenirs se dégorgent, s’étendent comme des draps sur un pré au soleil, et les poussières de mots se posent délicatement dessus.
3/ Sous un ciel cendré, coloré par un vent venant d’outre-atlantique, arpenter toujours les mêmes chemins qui apportent une sorte de sérénité. À l’heure habituelle de l’écriture, marcher car plus tard la chaleur sera plus forte, marcher, traverser les forêts où se faufile un animal qui ne se laissera pas voir, progresser selon un itinéraire habituel, longer un champ de blé dont on ne voit que les bleuets, traverser le cimetière.
4/ La rêverie, dans un état de veille alanguie, quand le réel se brouille et que tout est possible, se déforme, se transforme, la rêverie donc, se nourrit de sensations, de visions. Des couleurs aux teintes d’aquarelle, des formes épurées ou qui sont indistinctes, comme une peinture impressionniste : un ciel si pâle où dansent des esquisses d’arbres, des silhouettes floues, un univers où rôdent les fantômes sans faire de bruit.
5/ Certains griffent ou creusent la terre avec pelle, râteau, piochon ou à même les mains. D’autres s’escriment à creuser la langue jusqu’à effleurer ses os, dans la douleur ou l’hébétude, jusqu’aux confins d’un monde dépouillé de ses hardes. Cela brûle comme en un creuset d’où s’élève une incandescence d’échos qui jaillissent en tous sens, virevoltant sur la page, dont on cueille quelques bribes, étonné de ce qui vient de surgir.
6/ La voix de Virginia Woolf datant de 1937, diffusée lors d’une émission de radio consacrée à Mrs Dalloway, me rejoint. J’aime son timbre, son phrasé, même si je ne peux comprendre directement ce qu’elle dit. Je visualise sa voix d’une manière picturale, qui s’écoule un peu comme une rivière avec de légères ondulations, des courbes, des inflexions, de la douceur derrière un flux assuré qui ne peut qu’aller de l’avant.
7/ Quand l’inoubliable commence à s’oublier. Ou bien se tient à une telle distance que les souvenirs qui se dressaient avec fermeté, semblent doucement s’allonger sur le sol et même s’enfoncer peu à peu dans la terre, se faisant humus, jusqu’à disparaître de la vue. Résidus de soi qui préfigurent que ce qui faisait corps n’en a plus pour très longtemps à errer par les chemins de pierre sur cette terre.
L’œil se laisse toujours séduire par ce qui brille. Des pépites d’or sur des pages de plomb, au gris cendré de béton. Pétrifiés, des livres ouverts gisent au sol. Mais avec des gouttes d’or disséminées dessus. Quelque chose qui s’échappe et survit de l’anéantissement évoqué. Des graines dorées qui se donnent à être, à vivre à nouveau. Rien n’est perdu, tout est possible encore. Les grains d’or de ce qui survit, la poésie, l’art malgré…
Face à ce linceul des silences, des pépites au service du sacrifice qui se révèle. Des stigmates que la vie a creusés. Les uns ne vont pas sans les autres. Et c’est le choc du plomb et de l’or, des cendres et des paillettes, de cette secousse que peut naître une pensée qui interroge, un dialogue qui peut s’instaurer au-delà de ce qui peut tenter de se dire. Ne pas craindre de se questionner encore.
Dimanche 13 avril 1930 :
Dès que je m’arrête d’écrire, je lis Shakespeare, pendant que j’ai l’esprit encore bouillant et grand ouvert. C’est dans ces moments-là qu’il me paraît stupéfiant. Je n’ai jamais encore mieux compris sa prodigieuse envergure, son élan, sa maîtrise verbale, que quand je me sens dépassée et surpassée par lui. Le départ semble à égalité, et puis je le vois prendre de la vitesse et faire des choses que, dans mon exaltation la plus folle et ma plus forte pression cérébrale, je n’arrive pas à imaginer. Même les moins connues de ses pièces sont écrites à une vitesse qui bat tous les records. Et les mots tombent à une telle cadence qu’on n’arrive pas à les ramasser. Voyez, par exemple : « Sur ce lis à peine cueilli, presque fané… » (C’est par pur hasard que je tombe sur ces mots.) Évidemment, la souplesse de son esprit était telle qu’il pouvait lancer n’importe quelle flèche de pensée, ou bien semer négligemment une pluie de fleurs. Pourquoi écrit-on ? C’est qu’il ne s’agit pas là d’écriture. Je dirais même que Shakespeare est au-delà de toute littérature, si je pouvais expliquer ce que j’entends par là.
Virginia Woolf "Journal d'un écrivain" traduction de Germaine Beaumont
1/ Tout n’est jamais dit. On voudrait un dénouement de la langue. Mais on ne se parle, on ne se lit qu’au travers d’un voile ou même d’une vitre. On entre à peine, si peu, dans la langue de l’autre. Des mots sont jetés entre les seuils, certains sont recueillis d’autres gisent encore sur la pierre. Il faudrait pour chacun, repasser par l’étymologie, pour tenter d’approcher ce qui est réellement énoncé.
2/ Un petit carré de coquelicots que le jour traverse. Un murmure inaudible puisque tu n’es plus là pour prendre soin de ce petit bout de nature, mais un murmure malgré tout dans cette enluminure qui arrête mon pas, me fait revenir en arrière. Un surcroît de vie au travers de ces fleurs, un petit signe par-dessus les mondes. Le pas sera différent, plus lent, enraciné encore et encore ici même.
3/ Il me semble simplement avancer sur le chemin de la vie de livre en livre. Et de phrase en phrase. À petits pas. Courir n’a jamais été ma manière d’aller. Mais marcher sans hâte à travers la forêt de mots, des images qu’ils provoquent, les taches de couleurs qui se diffusent, les articulations de voyelles entre les lèvres, et l’ouvert qui se déploie, se révèle comme une brèche du monde.
4/ Ne se pencher que sur le monde tout proche, le monde brut où se passe ma vie. Bien sûr suivre ce qui se trame dans l’actualité au fil des jours, être effarée par les évènements ici ou là, les catastrophes, les guerres, la brutalité des dires qui se prononcent, mais ici dans l’écriture, ne pas pouvoir en parler. Se réfugier dans cette sorte de solitude intérieure où sauver sa peau.
5/ La porte de nos pensées reste toujours entrebâillée pour laisser s’insinuer celles qui évoquent ceux qui nous ont quittés. Ils sont nombreux désormais et l’on pourrait égrener de nombreux prénoms de tous ceux qui ont compté pour nous, nous ont accompagné un bout de chemin et sans qui, bien sûr, nous ne serions pas ce que nous sommes. Ils nous manqueront toujours car nous n’en n’avions pas fini avec eux.
6/ Se sentir parfois à la jonction des mondes, réels et irréels, comment savoir. Accueillir des visions de tendresse qui nous viennent d’on ne sait où et qui flottent en soi comme une réalité sur le seuil incertain de nos songes. En coup de vent, comme un souffle qui ouvre la porte, un arpège qui sonne sur le clavier des sensations. Et tout repart comme s’est venu dans un mince silence.
7/ Par saccades constantes se déroulent les jours. Entre elles, juste un tiret. Le temps de reprendre souffle. Vivre par à-coups, faits d’envols et de chutes, d’arrêts au bord de l’engourdissement, puis de secousses pour repartir encore. Errer entre les alvéoles du cerveau, éviter les failles inévitables, soulever les voiles qu’il reste encore à dévoiler. Laisser aller et venir les vagues de pensées, vivre dans ce va-et-vient qui n’en finit pas.
Je reprends mes réflexions autour de ma relation à Virginia Woolf, car il me semble bien que je n’en ai pas terminé, et je pense aussi que je n’ai pas le désir que cela cesse. De nouveaux livres s’achètent, se feuillettent, se lisent, des émissions s’écoutent, des films se regardent, toujours en lien avec elle. Furetant entre les rayons des librairies au mois de février dernier la couverture vert amande d’un livre, intitulé Virginia Woolf journaliste, sous-titrée L’histoire méconnue d’une émancipation par le journalisme de Maria Santoz-Sainz, attire le regard ; je l’achète aussitôt. Cette facette m’est moins familière et donc j’aurai sans doute encore à apprendre sur cette autrice Je ne l’ai pas encore lu, de même que Flush, pourtant depuis septembre sur la pile de livres à lire. Au mois de mars, c’est la couverture de la revue Lire qui inscrit son nom en lettres majuscules avec un dossier qui est consacré à Virginia, en spécifiant plus qu’une icône, évoquant aussi une psychologie fragmentée et les femmes de sa vie. Je me laisse séduire, tout comme, quelques jours plus tard par le Woolf bref et percutant d’Adèle Cassigneul, que je dévorerai, lui, instantanément. Le vert semble être à la mode cette année car la couverture est également de cette couleur, un vert plus foncé que pour l’ouvrage précédent, avec les cinq lettres du titre en blanc et dessous son visage de profil. Un livre intéressant, de par sa forme, de par son écriture, de par son assise dans le féminisme clairement affirmé, un livre que j’ai beaucoup souligné, à la bibliographie riche où je suis allée me promener avec envie ( beaucoup de références en anglais). Un livre qui sort des sentiers battus. J’y reviendrai.
Chez mon libraire favori, j’ai aussi commandé au mois d’avril Virginia Woolf, la flâneuse de Rodmell de Christian Soleil, qui a écrit plusieurs livres autour de Virginia, de sa sœur, de Bloomsbury. J’ai visionné aussi le film Vita et Virginia et lu le livre de Christine Orban ensuite.. Lu également un livre, emprunté à la bibliothèque de Angelica Garnett, la nièce de Virginia, : Les deux cœurs de Bloomsbury qui évoque la vie de ses parents et bien sûr la relation entre sa mère Vanessa et Virginia. J’ai écouté aussi un podcast autour de Mrs Dalloway, qui vient d’être réédité dans la Pléiade (qui me sera offert !). Donc toujours une forte présence sur mes épaules et en esprit, même si je n’ai pas encore tout lu de mes acquisitions. Virginia est là en permanence sur mon bureau, toujours à portée de main. Sans oublier son Journal que je lis à petites doses mais avec régularité. En somme quelqu’un qui veille un peu sur moi..
.Étrangement, durant cette même période, pour le besoin d’un atelier d’écriture que j’anime, je me penche aussi beaucoup sur Emily Dickinson et enchaîne des lectures autour de cette autrice. Je relis les deux livres de Dominique Fortier Les villes de papier et Les ombres blanches, Chambre avec vue sur l’éternité de Claire Malroux et découvre La vie singulière de Thomas Higginson de Christian Garcin qui évoque son lien avec Emily Dickinson. Je revisionne aussi le film A quiet passion. Il m’arrive, à force d’errer entre leurs vies, d’emmêler leurs deux visages. Deux autrices qui me traversent et travaillent en moi. Deux femmes qui se tiennent près de moi. Deux fantômes qui me hantent, avec qui je dialogue.