J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

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samedi 12 janvier 2019

Je vous parlerai d'une autre nuit



 
Entre chien et loup. C’était son expression favorite. Il la disait avec envie , avec crainte, respect peut-être aussi. Ce moment où tout peut basculer, où le jour se détricote en quelques minutes et rien ne peut interrompre sa fin. Ce moment où l’on ne peut sans doute rien faire d’autre que s’accouder à un bar et boire ce qu’il reste de jour, réel ou irréel, contraint de voir le contour des choses s’effacer, avec des compagnons d’infortune appuyés eux-aussi à ce zinc, une main serrée autour d’un verre dont ils ne savent plus de quelle vie il est empli, et de l’autre, tapoter le comptoir, tentant de retrouver ce rythme de blues qui les enfoncera davantage dans cette mélancolie dont ils ne peuvent s’absoudre, en laissant les échardes écorcher à nouveau leur mémoire. Attendre que cela passe, même si rien ne passe. Il disait aussi entre chien et loup, on ne peut mentir ou alors on raconte des histoires à dormir debout, des fables, des récits fabuleux et grotesques, ou des errances de voyageur égaré. La mer aurait baigné cette ville, il se serait tenu des heures devant, à fixer un point sur l’horizon jusqu’au délire. Mais de mer nulle trace, alors il fixait le liquide ambré qu’il faisait tanguer dans son verre, laissant ses pensées voguer au cœur des évocations d’un temps où il se croyait heureux . Cette ville n’en finissait pas d’abriter cette litanie de souvenirs qui se brisaient sur les joues des maisons longées au hasard de ses errances.
A l’expression entre chien et loup , elle préfère sa version italienne qui est plus évocatrice de sa vision du monde , tra il lusco e il brusco entre le louche et l’obscurci – ce qui, pour elle, est sa propre vision du monde , même en pleine lumière. Elle crée même sa propre manière de dire, plus fidèle à ce qu’elle ressent, tra lo sfumato e l’oscuro entre le flou et l’obscur – : c’est ainsi qu’elle fixe le quotidien, qu’elle traverse les jours ou que les jours la traversent. Dans cette vibration des images que l’œil perçoit, se mêle une sorte d’ambiguïté ou de paradoxe, qui rend tout incertain. Comme lorsque l’on fixe ces pierres granuleuses où l’œil s’égare entre les fractures, les creux, les épaisseurs et qu’apparaissent des formes, des visages, une sorte de présence. Elle aime les photographier et laisser se révéler ces apparitions qui n’attendaient que ce déclic pour se dévoiler et la laisser glisser dans un temps qui n’existe pas. Lorsque la nuit empoigne le jour, elle retrouve cette carte d’ intensités.

Ceci est le début d'un texte écrit pour l'atelier d'écriture, animé par François Bon, lors de l'été 2018.
 Le livre "Je vous parlerai d'une autre nuit" édité chez Tiers livre éditeur accueille 80 textes d'auteurs différents qui ont participé à cette aventure passionnante forte de 45 propositions d'écriture. Certains de mes textes ont été mis sur ce blog. 
 La "45" signait la fin de ce périple intense où nous pouvions proposer un texte plus long avec une errance dans la ville enveloppée de nuit.
 Il y a un atelier d'hiver, qui est en cours, tout aussi riche!

vendredi 21 septembre 2018

jamais dire jamais

voix d’avant: ce sont elles qui, sans cesse, s’immiscent entre les lèvres, imposent leur phrasé, un vocabulaire , n’ont aucune raison de passer par là, et pourtant se glissent et s’invitent à chaque coin de page

le dehors du dedans: intimement liés, le miroir brisé de l’un renvoie les images floues de l’autre en une manipulation permanente, et inversement

le dedans du dehors: intimement liés, les murmures qui s’agitent à l’intérieur dessinent la géométrie des ombres qui s’étalent à l’extérieur , et inversement

cartographie des ombres: quelque chose ou quelqu’un s’approche, vous frôle puis s’éloigne esquissant une chorégraphie entre ombre et lumière , un monde se détache, un rêve s’élabore

passerelles d’incertitudes: quelque part un peut-être, peut-être, un fil de funambule où avancer en vacillant des cils

échardes obscures: à la pointe du cri, ce qui tenaille dans les tripes et saigne et suinte, quand on ne s’y attend pas, et n’en finit pas de recommencer

d’un regard flou: celui qui permet tout, qui fait basculer du fermé à l’ouvert, qui fait inventer de nouveaux astres, décline une ponctuation de couleurs, réveille des fantômes, efface les visages, effleure ce qui affleure dans l’image, invente son vocabulaire

arrêt sur marge: cela bruit, cela se meut, cela s’emplit se vide, cela respire, cela se recentre, cela s’écarte , mais celui qui regarde est toujours dans la marge

un peu d’éperdu: hors du droit chemin , l’esprit troublé par ce qui advient ou ce qui ne se voit pas ou ne veut pas être vu, à ne plus trop savoir ce que les mots écrivent

jours d’apparitions: dérives diaphanes par ces rais de lumières nés des mots qui s’épousent et polarisent le regard jusqu’à mettre au jour , à mettre en lumière quelques traces qu’on pensait disparues

les corps empêtrés: ils n’arrivent pas à s’échapper de l’histoire, à prendre leur envol, tout emberlificotés d’eux-mêmes, englués d’une vie qu’ils n’ont pas choisie

carte d’intensités: entre ombres et lumières toujours des flaques de vies , fanaux bleuâtres sur les bas-côtés d’une ville délivrée des lacis d’une mémoire 
 
sans jamais arriver quelque part: errance dans les rues, errance dans les souvenirs, s’enfuir, éviter, tourner autour, effleurer l’ailleurs, des mots sur des images qui obsèdent, fuite intérieure

tranchées d’ombres: des mains qui se blessent à traverser des lieux où il n’y a plus aucune raison de passer, s’accrochent aux barbelés des souvenirs jusqu’au doute

ce petit ourlet de riens: ce que l’on ne voit pas, bien cousu sous l’envers du tissu, cet à- peu-près aplati sous la pliure , la clé de la table d’orientation

   38ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 38 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

jeudi 13 septembre 2018

Enfilades

C’est toujours ainsi dans les rêves, on entre sans frapper car les portes ont disparu, les murs n’ont plus de consistance ou bien celle du carton ou du papier, on tend le bras et la main passe au travers des murs, des morts, du vide, d’un champ de blés et l’on voit par-delà, parfois même des flammes et les images brûlent et les tables sont emplies de mets et de vaisselles et les yeux sont rougis. Ils sont nombreux les morts qui hantent ces appartements trop serrés dans cette rue qui monte, ils sont nombreux et de tous âges avec leur douleur pliée en petits morceaux et cachée au fond des poches ou sous la pile de linge bien repassée, les visages ne se ressemblent plus ou se désagrègent dans le flou de l’étrange, ils ont oublié leur langue, il n’y a que des regards que l’on ne peut fixer et des corps langés de vêtements sombres. Chacun est à sa tâche. Le tailleur, avec ses craies et ses ciseaux tout au découpage de l’horizontalité d’un tissu d’où il fait naître des corps, ceux de ses proches morts lors du génocide arménien, le cordonnier qui n’en finit pas de saisir une pointe coincée entre ses lèvres fines et de taper, taper sans s’arrêter sur celle-ci, enfoncée dans le talon d’un soulier, comme s’il voulait enfouir le cauchemar du village incendié, la coiffeuse enroule des bigoudis sur une tête détachée de son corps et elle pique une pointe jusqu’au cuir chevelu, mais il n’y a plus de sang à jaillir. On s’élève dans les étages à regarder cette femme assise à la table de la cuisine, et ses larmes continues devant la photo d’un frère, d’un fils, d’un mari, mort en 14 ou en 17, et cette autre qui tente de soigner les blessures de son mari rentré lui de la guerre mais blessé et ailleurs, et cette troisième qui a perdu trois de ses enfants et qui surgit entre ces murs de coton en marmonnant des prénoms, ou ce que l’on croit tel . Pénétrer cet autre immeuble où cela a dû chanter des airs d’opéra italien ou des chansons siciliennes, entre les casseroles de pâtes et les photos de là-bas où étaient restés les plus vieux, ne saisir que quelques mots, ce pourrait être – mais que s’est-il passé, que s’est-il passé – . Et tous les oubliés, les sans grades, ceux qui ont fait comme ils ont pu, les ivrognes ou les sobres, les rêveurs et les poètes, hommes femmes ou enfants, tous ils errent entre les murs des caves ou des greniers avec leurs livres de prières ou leurs flacons de nitroglycérine, leurs images pieuses ou leur manuel de révolutionnaire. “Tout n’est rien” est gravé quelque part…Se faufiler entre les ombres de tous ceux qui ne sont plus, aller jusqu’au bout de la rue, au numéro quarante où l’on avait bien évité de se rendre, mais qu’il faut affronter du regard un jour ou l’autre, et se laisser emporter par les murmures de tous les allongés, qui ont laissé leur dernier souffle se répandre ici, avec ou sans conscience, dans la langue des morts qu’ils commençaient d’apprendre, cette langue sans voyelles qui résonne désormais dans cette portion de rue biseautée des désastres d’un monde où l’on ne fait pas mieux.
  37ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 37 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

lundi 10 septembre 2018

du lointain

Encore, à nouveau, et plus avant encore et même très ailleurs guidée par l’indécision du vent et par de longs regards sur une présence convoquée. Plus de langue paternelle mais la langue des songes...

Nord/ Dans ce pays, il y a des landes au nord de la petite ville, des landes de bruyère qui surplombent une baignoire de bourdonnement urbain. De là, de cette lisière, n’être que guetteur de l’imprévisible, entre rues et boulevards, ponts et tunnels, avenues et impasses, forcer la vue jusqu’aux places et ruelles, trottoirs et caniveaux et regarder le petit bateau de papier qui vogue sous le regard de l’enfant…

Ouest/ Dans ce pays, suivre les sentiers, ces chemins détrempés, ceux de l’échappée qui s’enfoncent dans le refuge des ombres entrecoupées de ciel, dans ce toi des lointains, mais proche, si proche encore, dans ce regain fugace, dans ce passage si peu urbain où le bitume s’estompe, où la pierre se confie en une parabole nouvelle entre les herbes oubliées et la paix de l’espace, au plain-chant de l’intime.

Sud/ Dans ce pays, la ville est dans le dos, prête à se faire oublier, à taire ses souffrances, mais proche toujours, résonnant de bruits divers qui ne peuvent s’éteindre, les rumeurs du jour qui dévalent des ruelles se faufilent entre les murs de béton puis s’éloignent et meurent dans quelque coin perdu, et le vent qui assoiffe et traverse les arbres d’angoisse ou de plaisir, et la répétition des voix jusqu’à l’enrouement.

Est/ Dans ce pays, à l’écart, d’autres terres inexplorées et qui tiennent en amont du regard, avec leurs roses trémières et l’offrande de lumière au matin élevée, chargée d’instants à venir, réels ou façonnés, se dessine un horizon des possibles où pourrait se passer l’once d’un début de quelque chose, sans frontières pour obstruer la langue, maternelle ou des songes. Dans mon pays, on remercie **.

** René Char

 36ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 36 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

dimanche 9 septembre 2018

Anticipation mais pas trop


La répétition des pas pour ouvrir la clarté, la carte encore écartée, écartelée, jusqu’à échancrer la parole, reprendre les chemins délaissés avec des yeux qui entament ce qui pourrait...


Nord/ Le nord, c’est aller vers un devenir, un ailleurs où les chemins de l’enfance ne menaient pas ou s’arrêtaient très vite; c’est chausser des bottes de sept lieues et prendre la fuite, changer de mode de vie, mettre un mot à la place d’un autre ou même inventer du vocabulaire, devenir étranger à soi-même, sortir de sa langue, s’inventer son propre chemin à coup de dés et de lignes brisées et se découper sa propre carte à toujours arpenter sans jamais arriver quelque part. Plus de passé en allant vers le Nord, plus de certitude, juste se laisser emporter, embarquer, rêver, être, exister, sortir, désirer, s’éveiller, pousser toujours plus loin, se laisser traverser les seuils qui nous retiennent…


Ouest/ A l’Ouest, des ombres , pailletées d’apparitions, avec des voix d’étain et de lumière cuivrée , le ressac des mots dans l’interstice des sentes, des quignons d’ailes coupées, des écumes de rêves et des souvenirs cardés. Revenir à l’ouest mais par un autre chemin, celui des lisières, des bords et des talus, où les paupières nouvelles traversent les tranchées d’ombres et s’ouvrent sur des clairières de chaux vive.


Sud / Ici elle pourrait rester , crapahuter est plus difficile désormais mais rester entre les rochers et la lande de bruyère, à caresser du regard les apparitions qui se lèveraient encore d’entre les arbres. Se satisfaire de ce qui est donné à voir, y puiser la lumière et rester sous le ciel et se laisser regarder par lui; rester entre les pierres , les genêts et la bruyère, au bord de l’abime, un livre entre les mains et, de temps à autre, lever les yeux du livre.


Est/ Un horizon des possibles: des rues à agripper, à se laisser griffer par les choses d’ici, les yeux décousus, pousser les portes, forcer les fenêtres, écarter les rideaux, devenir ronce et se déployer , émietter ce qui est là devant, toutes ces choses les unes après les autres, rester dans le voir et non dans le faire, voir d’ici ce qui saigne, ou ce qui bégaie, ou ce qui se perd, ce qui s’unit à l’ombre et au-delà

 35ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 35 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

samedi 8 septembre 2018

Nord Sud Est Ouest


Elle déplie le plan de la ville. Elle déploie les quatre points cardinaux, les étire jusqu’aux confins du bureau. C’est le centre ville son univers, qu’ elle arpente à tour de pas. Sa carte d’intensités. Des lisières, elle sait si peu. Découper la ville et la voir s’ouvrir soudain. La voir s’étaler jusqu’aux charnières des communes qui l’enserrent. Passer l’au-delà des sept collines. Risquer le regard . S’imprégner de la toponymie. La traduire en visions. Fragmenter le réel ou ce qui se croit tel. Inventer une écriture de la ville.


Nord/ C’est une entrée avec ses commerces à la reproduction identique dans n’importe quelle grande ville, ses routes embouteillées, ses collusions de maisons, un hôpital, un pôle médical qui enfle d’année en année, un parc, des jardins ouvriers, un musée d’art moderne et contemporain, un stade mythique, une gare secondaire, un tunnel, la rivière du Furan qui rejaillit de l’obscurité et l’autoroute qui emporte vers des destinations qu’elle ne connaissait pas enfant. Là où la ville se reproduit, s’échappe, se dilue. Elle vit sur cette bordure, dans cette respiration. Elle se cherche dans ce parc , sillonne cet espace, raye cette étendue, veille aux griffures du temps. Elle vit dans cette frange de soi, fragmentée, où elle construit les souvenirs de demain. C’est sa ville d’aujourd’hui.


Ouest/ L’ouest c’était l’échappée belle sans tumultes et sans souci du halètement du temps, mieux que la langue dans le palais, plus hallucinant qu’un train pénétrant et ressortant du tunnel, plus énigmatique que la lecture du Club des cinq, plus foisonnante que les rêveries devant une carte routière. L’Ouest , c’était, passés les jardins ouvriers, des criques de bleu rien que pour elle, avec dans le palais la langue paternelle, langée de ses propres haillons, rapiécée de ses souvenirs et des souvenirs d’encore plus avant, pliée et repliée, emballée de ces silences qui empoissent le ventre. C’était le chemin des vacances et le retour dans la maison de pierres, les champs, les bois, l’été, les vacances, et l’éclipse de l’enfance...


Sud/ Pour aller au sud de la ville, il faut monter la Grand’rue. Rien de plus illogique pour un esprit d’enfant qui avait compris que le sud est en bas de la carte et que dans ce mental d’enfant, logiquement on descend… Très longtemps le plan de la ville a été inversé dans son esprit...Le sud, c’est d’abord la plate-forme des trams, l’ancien hôpital celui de Bellevue, des jardins ouvriers, un tunnel ou un pont, la direction des forêts et du froid, des sentiers qui grimpent , de la bruyère et des belles échappées visuelles vers les Alpes, des sorties du dimanche à Rochetaillée ou au Bessat, la source du Furan qui s’écoule librement avant d’être enfoui pour traverser la ville, le lieu des randonnées à crapahuter sur les rochers et la lande et à se murmurer qu’ici elle pourrait rester. Le vrai Sud, c’est l’au-delà, après le col du grand-bois, celui de la route vers les arbres fruitiers en fleurs, le soleil, la lumière, une végétation nouvelle, les clichés dont on ne se libère pas…


Est/ Ce que recouvre l’est, elle n’en a qu’une idée très vague et pas grand chose à en dire. Ce ne sont que des noms de lieux où elle n’allait pas enfant et qu’elle traverse parfois aujourd’hui sans affect, dénuée de souvenirs: la Marandinière, la Palle, Monthieu, le Bois d’Avaize, le parc de l’Europe, la Métare, les jardins du père Volpette. Des immeubles des années soixante, des rues où elle se perdrait, dont la géographie est illisible jusqu’aux noms qu’elle mélange et dont elle ne sait situer ni le tracé ni leur exacte place, et dont ses pieds n’ont jamais foulé le bitume: Pierre Loti, Degas, Le Corbusier, Sisley Rembrandt, Watteau, Courbet, Gauguin… Une topographie non incarnée, bordée d’inconnu, chargée d’opacité, où pourrait se dessiner un horizon des possibles, se passer l’once d’un début de quelque chose...

34ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 34 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

vendredi 7 septembre 2018

Transactions

Entre fuite et désir de rencontres, entre oubli et envie d’éblouissement, entre instant épousé et passé rejailli, il y a un fil où elle avance en un équilibre précaire, toujours en quête d’un lieu qu’elle nomme vrai, sans trop savoir quel sens cela pourrait bien recouvrir. Elle fuit le centre ville et les grands magasins où tout est désordre de gestes et de sons, elle s’éloigne de tout ce qui n’est qu’enchevêtrement de formes et de couleurs, et se réfugie dans un parc où le ciel a sa place avec toutes ses épaisseurs de bleu, où des arbres fixent la vision et bercent du murmure de leur feuillage, où l’herbe pousse au milieu, comme les idées qui surgissent en plein milieu de rien . Elle marche dans les allées ou sur l’herbe, avec la lenteur de qui pense, en laissant son regard s’abreuver à tout ce qui frémit autour d’elle. Les matins ont ce quelque chose qu’elle nomme délicieux, lorsque la lumière accompagne le pas, et que les voix semblent à peine sorties du silence. Les enfants qui jouent , le font sans la fatigue ou l’agressivité des après midis, ils sont dans cette vie singulière de l’enfance non encore travestie par la lourdeur du jour. Sur la pelouse, cette fillette, cinq ans peut-être, qui s’applique à lancer un ballon en direction de son petit frère, à peine deux ans, avec précision pour qu’il puisse frapper à son tour avec plaisir et lui renvoyer le ballon d’un coup de pied net et franc et la joie des deux enfants à échanger ces passes sans cris, sans colère, le père tout près qui regarde, avec un brin d’émotion peut-être... Cet homme qui court, autour du parc, qui passe à plusieurs reprises avec toujours un sourire lorsqu’il croise quelqu’un, un petit signe de la main ou de la tête, ou qui s’arrête quand il voit un enfant qui vient de tomber… Les jardiniers qui nettoient les massifs, coupent quelques fleurs fanées et discutent avec un vieil homme assis sur un banc et dont ce sera peut-être le seul échange de la journée... Les canards qui barbotent dans l’étang se mettent de la partie pour communiquer avec ce tout petit garçon qui n’en finit pas de leur parler dans son jargon de petit garçon et les volatiles semblent comprendre les secrets qu’il leur livre...Et sur le tourniquet cette petite fille qui ne quittera pas du regard son amoureux du jour… Quelques éclats d’un matin où elle cherche à voir la vie en rose, comme si son passé et ce présent se rejoignaient , une courte parenthèse dans des jours d’indifférence, un rêve éveillé où le champ du possible s’évase et que cessent enfin les outrages et les portes qui claquent. Elle avance dans cet entre-deux, dans cette entrevue silencieuse, ces étendues d’herbes et ces creux d’ombres où se balbutie un peu de son enfance.
 33ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 33 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

mercredi 5 septembre 2018

Ciels ma ville



Le ciel prend toute la place, qu’il soit laqué de bleu et démis de nuages, qu’il soit sur fond de larmes ou d’un lavis poudreux, qu’il soit fané ou pelucheux, blanc ou bas, incertain ou sans plis, vernis ou terne, lumineux de vérité ou pesant de larmes, de plomb ou d’émeraude, chiffon rouge ou tapis de cendres, d’aube ou de crépuscule, d’apparitions ou de dissipations, buvardé en lambeaux ou fleuri d’infini, congestionné ou criblé de lumière, décoloré ou piqué d’étoiles, lunatique ou constant, strié d’envols noirs ou blanchi de fumées, craché d’ombres ou infusé de rose, source de visions ou poudre de silence, éclat brouillé d’un regard flou ou plénitude des brumes...


On reste toujours à jardiner son carreau de fenêtre, à explorer le mouvement continu d’un petit coin de bleu, à déraciner à mains nues ce qu’on a cru y voir grandir, à tenter de déchirer d’un geste de la main ce petit ourlet de rien et ses invisibles, à fouir dans ses entrailles pour y trouver soudain les mots, à écrire pour le déplacer, à perforer un nuage pour y dénicher un brin d’aube ou juste après la pluie pour y trouver les italiques, à partir à son assaut pour s’abreuver du vol des corbeaux, à se perdre dans la ouate céleste, à scruter ses rives bleues quand à l’intérieur il pleut, à devenir clocher pour tenter d’attraper la lumière en surplomb et tremper sa plume dans une langue de silence…


Elle a le choix des collines pour se rapprocher des ondulations du ciel et se tenir à mi-chemin entre la ville et l’azur. Elle se faufile entre les maisons du lotissement, emprunte un escalier un peu raide , grimpe par les sentes le long des jardins ouvriers, glisse un bonjour ici ou là, traverse une route, reprend un chemin et son souffle avant la montée plus raide et sans ombre, et finit par rejoindre le sommet du parc qui domine au nord-ouest de la ville, au crêt de Montaud. Point de colline inspirée mais de là le partage entre terre et ciel est parfait et tout s’ordonne, dans une forme d’immobilité feinte, où le bleu, poème dans la prose, s’égare dans le tableau du jour.

32ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 32 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

mardi 4 septembre 2018

Calvino et les morts


Sans hâte, la colline se raccorde au ciel. De petits nuages s'étalent dans une envie de bleu. Le soleil écrasant fait place à une douce échancrure d’été. Avançant sur les larges allées, elle a la sensation agréable d'apprendre la lumière. Le pas se ralentit au fil des murmures résonnant dans les feuillages. Autour règne une harmonie à laquelle s’accorde sa sensibilité. Il lui semble que tout ce lieu a été tressé de brins de vie se croisant avec simplicité: les arbres, les allées, les monuments qui se dressent, les graviers au sol qui crissent sous le pas, et juste ce qu’il faut de taches de rouge, mauve ou jaune semées par les fleurs. Ici, plus qu’ailleurs , c’est le règne de la verticalité et de l’horizontalité à échelle humaine: les stèles, les statues de plus ou moins bon goût, les dalles de marbre ou béton, l’horizon. Ce sont les tombes abandonnées qui l'aimantent, celles qui ne sont plus visitées depuis longtemps et qui recèlent un charme particulier avec leurs grilles rouillées, recouvertes d’un lichen jaunâtre qui, lorsque le regard de myope prend le dessus, s’étale, se dilue en une toile impressionniste où dessoudés, écartelés, à moitié enfouis, gisent des Christ de bronze donnant à voir un monde qui n’a plus cours. De la terre monte cette manne chaude d'une fin de journée d'été. Elle poursuit son avancée. Nul besoin de réfléchir, ses pas se porteront d'eux-mêmes là où ils le doivent Les ombres s'allongent donnant de l’ampleur aux détails insignifiants. Au loin une trouée bleue. Elle sait l'ange aux ailes repliées, veillant à l'angle de l'allée à emprunter; ce n'est d'ailleurs plus une allée qu'il faut dire désormais mais une sente de terre, mal aisée pour marcher, entre des tombes plus anciennes, plus étroites aussi, aux dalles de pierre blanche qui s'effritent paisiblement. Encore un petit virage à droite et elle est arrivée. La tombe est en très mauvais état maintenant mais on distingue encore très bien sur les photos ovales les visages d'un autre temps, celui d'un homme et d'une femme, qu'elle n'a pas connus. De grandes herbes sèches cachent un peu les noms et les dates, qu'elle arrache sans effort; de la main elle balaie la terre qui s'est répandue sur la dalle claire. Elle n'a pas apporté de bruyère, elle ne se savait pas venir ici en ce jour, elle se dit que la prochaine fois peut-être... Elle se dit aussi que ça ne sert à rien de venir là , avec ou sans bruyère. Elle se dit qu'elle est heureuse d'être venue là, qu'elle se sent bien sans trop savoir pourquoi. C'est la tombe où on l’a emmenée pendant toute son enfance; cela fait partie d'elle comme les paysages vus et traversés à de nombreuses reprises . Nulle tristesse ou mélancolie. Ce lieu lui est consubstantiel, au même titre que l’école, la maison de l’enfance, son quartier, une ou deux librairies qu’elle fréquente assidument ou quelques itinéraires dans les rues de la ville. Comme sur les étals des libraires elle remet des piles de livres en place, là elle ramasse un pot de fleurs tombé, redresse une croix penchée ou simplement lit les noms et les épitaphes offerts comme elle le fait avec les quatrièmes de couverture. Le cimetière est le lieu, par excellence, des questions sans réponses. Elle sait {qu’elle a l’art de se poser des questions qui n’ont pas de réponses}. Lorsqu’elle prend la sente du retour qui n’est pas la même qu’à l’arrivée, elle aperçoit un groupe de personnes au bord d’une tombe ouverte. Ils sont un peu loin d’elle sur la pente descendante de l’autre versant de la colline de ce cimetière. Elle surplombe un peu la vision de cet enterrement en cours. Des hommes et des femmes, empêtrés de leurs corps, se tenant face à leur propre disparition tout en honorant celui ou celle qui vient d'entrer dans le royaume des morts. Elle les imagine emplis de ces pensées qui naissent et envahissent les esprits lorsque l'on est face à la mort d'un proche, des promesses que l'on fait et qu'on ne tiendra pas, de l'idée d'un dieu qui refait surface avant de s'anéantir à nouveau lorsque la vie normale aura repris son cours. Elle poursuit son retour bercée par les sons d'une guitare, un dernier adieu à celui ou celle qui n'est plus. Elle pense qu'elle a bien fait de venir errer un peu ici en cette fin d'après midi et que la petite brise qui souffle maintenant est la bienvenue. Elle relève la tête, porte loin les yeux , se dit que tous les cimetières de la ville – elle en répertorie six --, sont établis sur une colline de la ville (sauf un). Celui-ci, sur la colline du Crêt de Roc, est le plus ancien et le plus vaste. Là se trouvent des milliers de corps, l’absence et les questions qui l’accompagnent, une vue magnifique sur la ville et la force d’un ciel.

31ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 31 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".



lundi 3 septembre 2018

Répéter


Aucune soirée d’hiver, quand le vent souffle sa froideur et que la neige accumule la toison qui calfeutrera les terres, n’est aussi redoutable que ces jours où les orages aux alentours du quinze août laissent éclater ce qui n’est pas loin de signifier la fin des vacances. Enfant, elle redoutait cette bascule du temps – et le quinze août était la date repère – où se prenait le tournant des derniers jours à vivre dans cet autre monde, celui de l’éternel , ou ce qu’elle prenait comme tel, à vivre sans contrainte, sans horaire et dans ce dehors de campagne qu’elle chérissait. Après les orages, ce seraient les colchiques qui jailliraient dans les prés signant l’arrêt de mort de l’été, le retour vers la ville et la rentrée , mot plein de répugnance. Les journées se faisaient plus fraîches, ou ruisselaient sous des pluies continues, on enfilait un pull, se recroquevillait près de la cheminée, dans la grande maison de pierres, avec le stock de bandes dessinées qui tentaient de faire oublier ce qui était en train d’advenir. Chaque année pendant dix-huit ans, à peu près, elle revivrait ces derniers jours d’août avec un mal être qui ne se guérissait d’aucune façon. Enfant, elle ne savait pas encore , que cela se perpétuerait tout au long de sa vie, et que, si les orages résonnaient à d’autres périodes de l’année, celui du quinze août était annonciateur du rêve de rentrée des classes, puisqu’ elle se trouvait désormais de l’autre côté du bureau à manier la craie blanche sur le tableau. Un rituel involontaire viendrait s’ajouter à l’orage, les colchiques et la fraicheur inévitable: celui du rêve de rentrée où tous les possibles impossibles se déclinent avec perversité. Elle courait après ses élèves disséminés dans les rues de la ville; elle croulait sous le nombre d’enfants qui n’avaient pas tous une chaise et un bureau; des animaux, plutôt du genre félins, se mêlaient aux groupes d’enfants dans la cour de récréation; un incendie éclatait et elle sauvait tous les enfants… Chaque année, pendant trente-sept ans, le rêve de rentrée fera son apparition après le quinze août, donnant un coup de cutter aux derniers jours de vacances. Encore aujourd’hui, alors qu’elle s’est glissée sans problème dans l’habit de la retraitée moderne et dynamique, elle sait que le rêve de rentrée des classes viendra lui chatouiller les neurones, manière de caresser l’oubli.

30 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 30 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

samedi 1 septembre 2018

Rencontrer/ 3

Il est des jours d’apparitions qui tranchent dans le visible. De ces ombres qui n’ont pas trouvé la paix et qui continuent de hanter les rues de la ville comme le chant des poussières qui se posent sans bruit. En l’espace d’une seconde, l’esprit bascule et se perd dans une opacité sans nom. Une femme, âgée, petite et un peu ronde, penchée vers l’avant marche sur le trottoir devant elle. Sur l’épaule pend un sac en toile, rappelant ces sacs de plage d’autrefois, avec l’inscription La Rochelle un peu pâlie au-dessous du dessin de tours. Elle sait bien que ce n’est pas possible que ce soit Louise , mais cette silhouette, cette démarche, cette manière de tenir son sac et ce sac même venant de sa ville préférée, tout lui rappelle sa tante. Elle ne sait comment l’aborder. Elle finit par la dépasser en la heurtant légèrement. Louise échappe un sac en papier avec des abricots qui roulent sur la chaussée. Elle se confond en excuses, ramasse les fruits tombés, remet le tout dans le sachet, s’excuse à nouveau et croise enfin le regard de celle qu’elle nomme Louise en son for intérieur. Sidérée par le regard bleu qui la fixe sans colère, mais avec une candeur qui la bouleverse. Louise lui dit que ce n’est rien, que ses mains ne tiennent plus les objets comme autrefois, que tout lui échappe mais qu’elle est bien gentille d’avoir ramassé ces quatre fruits… Elle, elle n’arrive plus à parler. Elle sourit seulement. Louise tourne au coin de la rue. Lorsqu’elle arrive à son tour, à l’angle de la rue, après avoir repris ses esprits, de Louise nulle trace. Bien sûr, ce n’est pas Louise, elle est morte il y a ...un an... jour pour jour...
Troisième et dernière partie du  29ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 29 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".


vendredi 31 août 2018

Rencontrer/ 2

Il est des jours à tendance d’autisme où elle n’attend rien de personne, et même bien au-delà, où elle ne souhaite que nul ne lui parle ou l’approche. Elle ne peut qu’errer entre un réel qu’elle ne peut fuir totalement et un rêve où elle espère encore un peu trouver une raison d’être. C’est mercredi, le jour des bouquinistes sur la place principale de la ville, alors elle rejoint ce dehors pour dénicher un dedans supportable. Les mains dans les bacs à livres, le regard enfoui pour ne pas être interpellée, elle fouine. D’autres mains, près d’elle, s’activent de même. Les quatre mains farfouillent dans le bac à littérature. Des mains larges, pâles, emplies de taches brunes, encore fermes et pleines de cette énergie dont elle se sent parfois démunie. Elles s’emparent d’un ouvrage avec tendresse, le feuillettent, le tiennent sans trembler le temps d’une lecture de quelques phrases, puis tournent les pages et s’immobilisent un peu plus loin. La personne à côté d’elle doit être grande , elle sent une présence imposante la côtoyer, même si elle ne lève pas le regard vers elle. Elle a reconnu la collection de l’éditeur. Elle tente de déchiffrer le titre du livre qui requiert l’attention de son voisin, se dit que s’il le repose, elle s’en emparera; pour l’instant elle n’a rien trouvé à se mettre sous la dent; elle espère beaucoup du hasard qui libère . Elle entend ou croit entendre son voisin lire à haute voix quelques lignes, elle tend l’oreille; cela fait comme une psalmodie. Elle ne veut pas le regarder. Il lit un peu plus fort; peut-être pour elle. Elle ne sait pas ce qu’il dit, mais sait que ce livre, elle le veut. Il ne lit plus, il lui pose une question qu’il répète un peu plus fort et attend une réponse:  Vous connaissez cet auteur? Elle porte alors le regard sur la couverture, lit Edmond Jabès et murmure qu’elle ne l’a jamais lu. Alors, n’attendez plus ! lui répond-il d’une voix souriante et il glisse l’ouvrage entre ses mains. Le temps de déchiffrer le titre, l’homme s’est éloigné, elle ne voit de lui que son dos très droit sur de hautes jambes , dans une tenue d’été claire et vaporeuse; une chevelure blanche et soignée comme chapeau d’été. Sans autre réflexion, elle prend Le livre des questions, paye et repart le pas plus léger.

 Deuxième partie du  29ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 29 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

jeudi 30 août 2018

Rencontrer/1

Il est des jours avec le regard élimé, où tout semble incertain, sans couleurs, sans rien à à espérer, rien à contempler. Elle sort malgré tout de chez elle, va dans la rue à la rencontre de ce dehors. Écoutez voir , dit l’homme à la voisine d’en face. Alors elle écoute les quelques mots échangés, elle regarde les gestes qui renforcent le discours il est parti avec sa payse et le bras droit donne la direction, vers le sud de la ville;  il a emmené le chien  et du bras gauche il mime le chien qui tire sur sa laisse, il tire aussi la langue pour signifier la force du chien qui tire sans doute.  C’était le soir et il tanguait un peu, il avait pas bu que de l’eau; faut dire qui fait chaud alors ça se comprend… Et d’un pas semblable il s’approche de la voisine qui se replie un peu dans l’ombre. Il est clair que lui non plus n’est pas à jeun; de la sueur perle sur son front et sa chemise est décorée de belles auréoles qui ne datent pas du jour. Un pagnot , aurait dit le père, pas méchant, mais qu’il ne faut pas contrarier. Démunie d’elle-même, elle suit le soliloque du vieil homme qui passe son temps à observer les uns et les autres – apincher aurait dit la grand-mère – , surveiller les allées et venues dans sa rue.  Elle avait une robe qu’on voyait tout à travers, sa payse, elle a de beaux restes mais quand même ça se fait pas... hein . Il cherche l’assentiment de la voisine qui ne sait comment se dépêtrer de l’importun. Il est pieds-nus, la chemise ouverte sur un torse poilu, une barbe de huit jours et des cheveux mi-longs un peu filasses; rien qui donne envie de l’approcher. Il continue:  zavez pas entendu les cris le matin, ça sonnait pas le grand amour et le soir bras dessus bras dessous comme des, comment on dit déjà, des tourteaux… des tourtereaux, murmure la voisine. Voilà, c’est ça , des tourtereaux. La voisine cherche à rentrer chez elle avec son sac de courses qui pèse au bout du bras; son téléphone portable sonne et lui sauve la mise; elle répond et fait un signe à l’homme pour lui signifier qu’elle doit partir tout en répondant. La femme entre dans l’immeuble, l’homme balaye d’un regard lourd alentour, l’aperçoit , elle , qui est figée au bord du trottoir. Écoutez voir…, il dit en s’approchant.

 Première partie du  29ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 29 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

dimanche 26 août 2018

Se déplacer

Voir, regarder, elle sait. Mais c’est apercevoir qu’elle préfère. Quelque chose, quelqu’un, un mouvement qui s’inscrit dans une lumière de l’étonnement, dans un entre-deux d’ombre et de clarté, dans une brièveté de l’instant, une saveur unique. Un geste, une couleur, un peu d’éperdu. Assise dans le tram, près de la vitre, cela surgit, passe et disparait. Toujours l’au-delà de la fenêtre qui importe. S’abstraire de l’immédiat des voyageurs, et porter son attention vers cet ailleurs au goût d’inachevé: un collage d’images, un coup de griffe du monde, une étincelle de désir. Cueillir d’un battement d’œil ces apparitions dans les failles qui s’offrent. Enlever ses lunettes de myope augmente la vision recherchée et procure l’art de voir au-delà d’un visible. Laisser le dehors défiler dans ce flux où règne le flou et attraper au vol ce qui se donne: une silhouette, penchée à une fenêtre, sans âge, pas de sexe, gommés ces détails qui procurent un sens, et on imagine le reste du corps prêt à basculer, ou peut-être une sorcière jetant des sorts sur les passants dans la rue; le mouvement des feuilles d’un platane ou autre arbre de ville devient une vague verte entre des murs, une rivière indifférente et pressée; les façades communes et sans attrait particulier se métamorphosent, par le jeu des rideaux colorés derrière les fenêtres, en taches mouvantes de couleurs rivalisant avec des peintures abstraites; un effet de sillage et des arabesques de corps dans des colonnes d’eau – un enfant courant sous les jets d’eau de la place, le tram a ralenti, l’apparition est plus longue – ce corps à corps qui éclabousse, et déplace et étire ces filaments d’eau, un discontinu continu. Glisser d’un être à un autre, sans risque de reconnaître, recouvrir le dehors de ce voile bleuâtre, étreindre une réalité distordue, s’absenter d’elle-même le temps d’un trajet, une vingtaine de minutes peut-être, puis penser à descendre, chausser à nouveau les lunettes, réaliser que l’arrêt est passé, revenir en arrière et dans la réalité.
 28ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 28 ) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

jeudi 23 août 2018

Arriver

Son rêve serait de rester à Venise, mais rester ne ferait-il pas oublier le plaisir, jamais amoindri au fil de ses voyages, de l’arrivée . Le magnétisme est si fort, lorsque le train entre dans la gare de Santa Lucia, et que, au travers du flot humain , on aperçoit le grand canal et les maisons qui le bordent baignées de cette lumière si intimement liée à ce lieu, qu’elle accepte de partir , uniquement avec l’idée de revenir. A chaque retour, l’apparition est toujours aussi intense et les larmes jamais très loin. Elle songe à une arrivée un soir d’hiver lorsque quelques flocons se mettraient à danser et lentement tapisseraient le sol et que tout ce qui est en effervescence serait recouvert de silence: Venise en blanc et en brume. Arriver en train a quelque chose de rassurant , de par la lenteur, sur la toute fin du voyage, déclinée harmonieusement , et qui fait apparaître le paysage en un mouvement qui soudain se fige. Lorsque le retour survient, l’arrivée dans sa ville d’origine n’est pas du même ordre, du même émerveillement, mais a malgré tout une touche de frémissement. Elle sait, bien avant les annonces par micro dans le wagon qu’elle en est tout près, elle a reconnu – même si elle emprunte rarement ce mode de transport – ce qui précède l’entrée dans la ville . Elle a lu Jean-Christophe Bailly qui raconte cette traversée de la vallée du Gier et la compare à une table de cantine où rouilleraient ici ou là les gamelles... mais où s’insinue aussi une sorte de noblesse et de dignité. Depuis cette lecture , le regard posé sur cette arrivée est autre. Elle aime ce retour à la tombée de la nuit , avec venant de Lyon les cercles de lumière qui surgissent, papillons d’une nuit urbaine qui éclatent derrière les vitres du train, comme si l’image donnée à voir avait fermenté tout le jour puis se révélait dans un laps de temps très bref qu’il ne faut pas rater. Pas de beaux paysages aux abords de la ligne de train, de ceux que l’on regarde avec l’œil aux aguets, mais savoir que là, derrière ces collines ou ces petites villes, serpentent des routes pleines de charme au milieu de vergers sur un versant, ou de forêts de résineux sur l’autre. Au fur et à mesure du ralentissement du train, ce sont les mouvements des passagers qui prennent le relais, s’activant pour ranger écrans de toute sortes, livres ou magazines. Le train entre dans cette respiration de l’arrêt, les passagers se lèvent, et c’est le brouhaha des valises que l’on extraie des réduits à bagages puis que l’on tire dans les travées, le piétinement, et l’ouverture des portes. Lorsque le train déverse ses passagers sur le quai numéro un et qu’elle se trouve de plain-pied dans le hall puis sur l’esplanade, il y a toujours un instant de flottement, une sorte d’ébauche de la marche, alors même qu’autour d’elle le flot de voyageurs se précipite, la dépasse avec vivacité, elle aurait presque la sensation de faire du sur place. La foule se disperse dans deux directions avec hâte soit vers l’arrêt de tram sur la gauche soit vers la station de taxis sur la droite. Elle prend son temps, comme si l’ailleurs était là devant elle, comme cet ailleurs d’où elle revient. Elle sait que si elle foule demain ou dans quelques jours les dalles de cette esplanade, ce ne sera pas le même regard qu’elle posera sur ce qui s’étale à ce moment même. Les yeux déplissés, elle regarde comme une première fois. Les travaux de réhabilitation de ce quartier ne sont pas terminés, mais ont encore progressé depuis son départ. Une grande bâtisse rouge a pris de l’ampleur et attire le regard. Le ciel prend toute sa place et l’avenue monte toujours tout droit en face. Le relief de l’oubli reprend ses formes, revient à elle. Malgré la fatigue du voyage, ou grâce à elle peut-être, elle s’empare de l’instant , de l’image donnée, laissant un peu de flou se répandre sur les bords.

 27 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 27) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".

mardi 21 août 2018

Révélation

Elle se souvient. Cest peut-être en passant du soleil à l’ombre ou l’inverse quand le regard ne peut distinguer ce qu’il voit, percé par la lumière, qu’elle a tourné au coin de cette ruelle pour échapper à ce froissement des yeux , sans penser où elle allait, d’ailleurs elle n’allait nulle part, elle marchait juste pour le plaisir d’être là, sans projet de visite ou de photos, simplement pour se laisser happer par l’improbable, et elle s’était perdue, réellement perdue, à ne plus savoir dans quelle direction aller pour renouer avec les endroits qu’elle connaissait; cela faisait déjà deux semaines qu’elle vivait là, et ce n’était pas son premier séjour. C'est une corde qui encore me happe, s'enroule autour de mes chevilles et me traine vers le bleu d'une vie à Venise. l'eau des canaux détricote l'écheveau des pensées et brode un canevas où le lyrisme guette. Dans le quartier du Castello je marche dans la marge et sur la peau de marbre, j'écris sur les murs des cloîtres. Elle était sortie sans le plan salvateur qu’elle jugeait inutile désormais, elle était juste partie marcher un peu après le repas du soir, et toute à ses pensées de l’exposition découverte l’après-midi, n’avait pas prêté attention où ses pas l’entrainaient. Jamais elle n’avait senti cette emprise de la ville comme cela: elle n’avait aucune idée d’où se trouvait la riva degli Schiavoni ou la direction du campo San Zanipolo – de là elle aurait su rejoindre l’appartement . Elle passait de ruelle minuscule en ruelle encore plus étroite sans parvenir à se repérer avec le ciel et le soleil. C’était un peu comme si le ciel n’avait plus de réalité à cheminer entre ces murs décrépits qu’elle s’obstinait à caresser. On marche, sans savoir jusqu'où ira le pas, face à quelle faille il s'arrêtera ni au-dessus de quel abime le vertige enlacera: on arpente alors à grandes enjambées puis d'une allure plus grave le triptyque du temps. La sensation qui l’envahit alors n’était pas de crainte mais de respect vis-à-vis de cette ville qui reprenait toujours le dessus sur ces hordes de touristes qui croyaient “avoir fait Venise” en une journée. Elle prenait son temps, progressait en regardant chaque mur, chaque porte bien close, chaque fenêtre avec des volets à demi fermés, puis chaque pont , chaque barrière; elle avait la forte intuition qu’il fallait se laisser faire, participer à cet envoûtement dirigé de doigt de maître par la ville elle-même, qui tentait de lui faire comprendre qu’elle n’était rien, que d’autres avant elle avaient essayé de la posséder, mais que nul n’y arriverait, même si on était persuadé de bien connaître la sinuosité des calli; et bien non! Une ville, quelle qu’elle soit, et particulièrement celle-ci un vrai labyrinthe, on lui l’avait bien dit – ne se livre jamais totalement. Elle allait pénétrer le silence d’ici et découvrir ses bruits intimes. Il y a l'essence du silence embrassé lorsque , une lumière emplie de spectres sur les doigts, on dérive entre les parois ocres et resserrées comme on s'enfoncerait au sein de Brocéliande, la tête emplie du songe d'être heureux. On se désaltère à l' illusion d'être maître du monde, on s'enivre en un glissement dans les plis et replis d'une ville dont on ne cueille que quelques dentelles d'ombres et on se laisse s'égarer dans cette sorte de murmure où tout s'enfuit. Elle parlait dans son for intérieur à Venise, comme on répond à une amie qui vient de vous confier un secret. Venise venait de lui dévoiler des traces enchevêtrées sur les murs et au sol, un autre temps, une réalité écartée, écartelée dans ses silences. Elle marchait ou faisait du sur-place, tant l’attention qu’elle portait sur des détails, la forçait à ralentir toujours davantage. Elle se trouvait dans une déchirure d’espace et de temps, dans un état indécis, ambigu, dans l’attente d’une délivrance mais sans la souhaiter vraiment, et lorsque, à quelques indices elle sut enfin où elle était, elle en eut presque des regrets... En rentrant , elle posa quelques phrases: un plain-chant du vague, du diffus, de l'éphémère qui enfle sous l'ombre d'un capharnaüm de fantômes : un étal de luxe. Il y a une forme de sérénité à jouer le psalmiste de l'instant, à louer le silence d'entre les mots, l'évidence de la perte, et le frôlement d'aile du temps qui passe. Le dessin qu’elle tenta ensuite de réaliser pour signifier cette errance, tenter de retrouver ce trouble qui l’avait saisie sous ces épaisseurs traversées, ressemblait à une arabesque qui s’enroulait sur elle-même, une spirale et au centre, elle dessina un œil qui la fixait ... On se dit qu'on n'est sûr de rien, que l'écheveau des certitudes n'est pas celui que l'on dénoue à grandes brassées, puis on se trouve semblable à l'enfant au matin de Noël, à contempler le rêve devenu réalité, à recueillir ce silence ponctué du souffle des cloches, à le glisser entre les pages d'un livre ou d'un carnet où s'écrit la version intime de qui tente d'être quand les barrières du dedans se dérobent.


 26 ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 26) pour  l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".