Sentir le grisou, comme c’est difficile. Le grisou est un gaz inodore et incolore. Comment, alors, le sentir ou le voir malgré tout ? Autrement dit, comment voir venir la catastrophe? Et quels seraient les organes sensoriels d’un tel voir-venir, d’un tel regard-temps ? L’infinie cruauté des catastrophes, c’est qu’en général elles deviennent visibles bien trop tard, une fois seulement qu’elles ont eu lieu. Les catastrophes les plus visibles – les plus évidentes,les plus étudiées, les plus consensuelles –, les catastrophes auxquelles on a spontanément recours pour signifier ce qu’est une catastrophe, ce sont les catastrophes qui furent, les catastrophes du passé, celles que d’autres,avant nous, n’ont pas su ou pas voulu voir venir, celles que d’autres n’ont pas su empêcher. Nous les reconnaissons d’autant plus facilement que nous n’en sommes pas – ou plus – comptables aujourd’hui.Une catastrophe s’annonce bien rarement comme telle. Il est facile de dire, dans l’absolu du passé, « ce fut une catastrophe » lorsque tout a explosé, lorsque beaucoup sont déjà morts. Il est aussi facile de dire, dans l’absolu du futur, « ce sera une catastrophe » pour tout et n’importe quoi, puisque tout et n’importe quoi, c’est l’évidence, un jour disparaîtra par lente ou soudaine destruction. Mais il est bien plus difficile de dire « la voici qui arrive, maintenant, ici, cette catastrophe », la voici qui arrive dans une configuration que l’on était loin d’imaginer si fragile, si offerte au feu de l’histoire.
Georges Didi-Huberman "Sentir le grisou" ( Editions de Minuit 2014)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire