Le soleil continue de se déplacer sur le cadran victorien, la vie change, les êtres disparaissent ou deviennent fous et il est désormais presque indifférent de le noter. Le manoir seul reste fixe, gnomon lugubre que l'on déteste mais qui pose repère. À dix-sept ans, Virginia se décide à faire de l'écriture une chose sérieuse. Elle reprend son journal, sérieusement. Observer, sans arrêt. Assembler les images morcelées du monde qui lui parviennent. C'est une tâche épuisante. Dans ces premières écritures adultes elle tente, se relisant, d'entendre sa propre voix et non plus celle de ses parents, des ancêtres, des gènes. Les mots vibrionnent en elle, se cognent aux parois intérieures qui résonnent, comme un écho de sa propre vacuité. Les mots. Les mots anglais. Peut-être n'aurait-elle pas autant aimé les mots si elle avait été française, tchèque, suédoise ou albanaise.
Écrire, certes, mais quoi écrire. Elle ne se sent pas de goût pour le poème. L'élégie, peut-être, mais sans conviction. Elle sait que c'est le roman qui pulse dans sa poitrine, mais pas n'importe quel roman. Le roman qui dit ce que les gens ne disent pas, qui dit les interstices de silence et les doutes. Écrire sur le connu, le familier, se défaire des histoires et de l'invention, bannir à tout prix l'exotique — sauf à transplanter le familier dans l'exotique, juste pour voir, manière d'alchimie ou de boutade. La question se pose du vieux rapport entre vérité et vraisemblance, entre ce que l'on invente et ce que l'on rapporte du monde, à se demander si ce n'est pas au bout du compte la même chose. Celui qui écrit est la seule réalité au moment où cela s'écrit.
Emmanuelle Favier " Virginia" ( Albin Michel 2019)
1 commentaire:
Lu, et beaucoup beaucoup aimé.
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