Ces jours de rien, sans rien, sans signes particuliers, et d'ailleurs sans signes du tout, ces jours traînés, oscillants, nuls, si nombreux — peut-être que c'est d'eux qu'il faudrait partir pour saisir le fil rouge, mais d'un rouge pâli, éteint, qui tient tout ensemble: tout, non pas l'édifice ( quel édifice?), mais les feux lointains et les feux rapprochés, les élans et les retombées, le cœur de la fabrique et les copeaux errants, la pensée: là où elle n'a pas d'air ni d'allure, là où elle est stoppée, rongée, négative, incapable de parvenir jusqu'à une aire qui ne serait pas celle des bribes, des commencements et des repentirs mais celle d'une sorte — oui — d'envol, de vol plané...
Le cogito, mais loin de tout souvenir d'école, sans goût de craie ou de papier, comme une pensée neuve et plantée là-dedans, pas même dans le quotidien, qui est encore une catégorie, mais là-dedans, c'est à dire dans le tissu de ces jours éteints où l'on ne sait que l'on survit, que l'on est là, que par le doute qui s'est installé, étrange divan où l'on s'enfonce au long d'après-midi recommencés. Le cogito, mais comme une pensée d'enfance, comme une bouée où l'on s'accroche, quelque chose d'à peine plus dense que la conscience de respirer, quelque chose qui respire et qui dit tout bas que l'on est, que l'on pense, que l'on y pense, que l'on est ce doute qui pense ou se penche, allongé, sur lui-même, dans la pénombre qui augmente et qui tient les bruits de la rue à distance, tout comme s'ils faisaient partie eux aussi de ce magma lent et tournoyant: une mare où la pierre du sujet ("moi") a été jetée, mais pour aussitôt faire des ondes qui s'en vont et que l'on suit, sans enthousiasme ni fatigue.
Cela ressemble à l'ennui, peut-être même est-ce l'ennui. Mais alors un jour sans un tel ennui est un jour de perdu, parce qu'il y a là un forage. C'est comme une sorte de fond gris sans contours mais malgré tout vivant d'où proviendraient les couleurs, comme un étang d'où, pour finir, lentement puis plus vite, s'échapperaient des bulles. Le plus étrange étant bien que cela rompe et finisse par laisser venir d'autres voies, ces voies heureuses où l'on ne se voit plus, où l'on cesse d'être accompagné par cet autre encombrant que l'on a en soi et qui semble se tourner dans un sens quand on en cherche justement un autre.
Écrire, il me sembla très tôt, devait être l'une de ces voies et même, dans les plus lointaines conceptions que je m'en fis, la voie royale.
Jean-Christophe Bailly " tuiles détachées" ( Christian Bourgois 2018)
3 commentaires:
C'est très beau!
Comme tout cela est juste, quand ce "moi" mental nous lâche enfin, que l'on ne pense plus ni "se pense", quand plus rien ne se pense mais que le vaste silence, profond comme un étang, vaste comme le ciel, sombre comme le cosmos ou lumineux sans fin remplace le bruit, la fureur et la volonté de ce "moi", quand on accepte de le laisser enfin filer, alors tout peut apparaître, l'écriture, la joie, les larmes, le repos, l'abandon. Et comme c'est bien écrit
Comme des bégaiements qui résonnent de vérité.
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