L’enfance est longue et étroite comme un cercueil, on ne peut pas s’en échapper sans aide. Elle est toujours là, en permanence, tout le monde peut la voir aussi distinctement que le bec-de-lièvre de Ludvig la Belle Gueule. […] On ne peut pas s’échapper de l’enfance, elle flotte autour de chacun de nous comme une odeur persistante. On peut sentir l’odeur de l’enfance chez les autres enfants, et chaque enfance a sa propre odeur. On ne connaît pas la sienne et l’on a parfois peur qu’elle soit pire que celle des autres. On parle avec une autre fille dont l’enfance a une odeur de cendre et de charbon et voilà que soudain elle fait un bond en arrière, parce qu’elle a senti le relent affreux de votre propre enfance. On épie en cachette les adultes, dont l’enfance gît à l’intérieur d’eux, toute déguenillée et trouée comme un tapis usé et mité dont plus personne n’aura plus jamais besoin. On ne peut pas voir sur eux qu’ils ont eu une enfance, et l’on n’ose pas leur demander comment ils ont fait pour la traverser sans que leurs visages en portent ni cicatrices ni marques profondes. On les soupçonne d’avoir trouvé un raccourci secret et d’avoir revêtu l’apparence d’adultes bien avant que ce n’en soit l’âge. [...]
Mais si l’on ne connaît pas ce raccourci, il faut alors supporter l'enfance et la traverser heure après heure après un nombre interminable d'années. Seule la mort peut en délivrer, c'est pourquoi on pense beaucoup à la mort et on se la représente comme un ange vêtu de blanc plein de bienveillance, qui une nuit viendra poser un baiser sur vos paupières pour qu'elles ne s'ouvrent plus jamais. [...]
Sombre est l'enfance, elle gémit sans cesse comme un petit animal que l'on a enfermé dans la cave et oublié là. Elle sort de la bouche comme de la buée et elle est tantôt trop petite, tantôt trop grande. Elle n'est jamais à la bonne taille. C'est seulement quand on l'a dépiautée comme une mue que l'on peut l'examiner tranquillement et parler d'elle comme d'une maladie dont on a réussi à guérir.
Tove Ditlevsen "Enfance" La trilogie de Copenhague 1. Traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen ( Editions Globe 2023)
1 commentaire:
Heureuse de te retrouver ici (je suis venue chaque matin guetter ton retour, la fidélité est chez moi comme une maladie)
Très bonne fin d'année.
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