J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 8 janvier 2024

Ricochets/1

 


1/ Je suis d’ici. De ce bureau de livres. Verticaux dans les niches contre le mur. Les uns sur les autres à plat, sur le bord de la surface de travail. J’ai besoin de ça. De ces tempêtes de mots resserrées entre des pages. À portée de mains. Des sillons où creuser encore. Je les fixe et ils me narguent aussi. Sensation de vie. Là, près des racines. À leurs côtés.

2/ Un étang. Des arbres s’étirant avec force vers le ciel. La terre froide en grumeaux. Des cormorans déploient leurs ailes sombres. Viennent se poser sur l’horizontale parfaite de la surface. Disparaissent dessous. Un temps de rien. D’attente, de chaos dessous. Le regard guette où ils renaissent. L’eau se virgule, on se tient dans cette parenthèse. Entre deux mondes. Et le long travail de réparation. Puis étendre ses ailes et attendre.

3/ Quelle amulette pour se protéger de l’entour, le destructeur ? Abaisser les paupières, se retirer au loin, si près. Visualiser la mousse des sous-bois, les écorces sous la peau, la pente douce qui s’étire vers le ruisseau ; entendre le bruissement du vent dans le feuillage, le froissement des ailes d’un oiseau invisible, le craquement d’une branche sous le pas. Fuir et rester caché là le temps qu’il faut. Longtemps.

4/ Remballer ce qui brille. Déposer les cartons au sous-sol. Balayer les aiguilles. Tourner la page. Écouter des chansons nostalgiques. C’est ainsi. Espérer l’encore d’un nouvel éclair. La mise en mouvement. La marche vers l’après. L’alchimie de regards. L’ivresse de la vie. L’incitation au pas de plus. Les détours ou les contours à emprunter. Se perdre aussi . Garder espoir d’une éclosion. Et donner naissance encore à des phrases çà et là.

5/ Une musique dans le ventre. Celle qui résonne loin et ramène un visage, une silhouette amputée d’une jambe, et l’incompréhension de la disparition de quelqu’un de si jeune. Il y a plus de quarante ans. Mais la musique, une sonate au piano, qui surgit de nulle part remue encore les viscères. Sous les arches du pont une lumière rouge sang, rouge vie, enserre le silence du dedans. Il fait nuit.

6/ Ce n'est pas comme si j'étais en manque. Mais il y a une nécessité incontrôlable à arpenter les allées d'une bibliothèque ou d'une librairie. Toucher, feuilleter, s'insérer entre les lignes d'un livre dont on ne savait pas ce jour qu'il faut absolument l'emprunter, l'acheter, le lire. S'ensauvager dans des mots dont on ne savait pas qu'ils étaient soudain si nécessaires. Le bruissement de murmures d'un ruisseau fuyant sous le pont.

7/ L'au-delà de la fenêtre. Toujours et encore. Poser les yeux sur le cyprès nain comme une première fois. Il semble disparaître, happé par le feuillage du sapin bleuté. Il y a donc si longtemps que je ne suis venue rêver auprès de lui. Remonter le temps ne sert plus à rien. Il est trop tard. Il fait si gris ce jour que les lampes vont rester éclairées. Opacité pourrait bien être le mot retenu aujourd'hui. On ne peut pas mettre d'ordre dans l'obscurité. Il reste à errer dans la torpeur de l'instant à recueillir le peu de traces de ses itinéraires. Errer dans cet outre-là de soi dont on est tissé. Le pied se pose sur cette bordure, avance avec précaution, en inspecte les limites, se risque un peu plus loin, tout près de l'incertitude, ose, au devant du silence.

3 commentaires:

estourelle a dit…

😊

Ange-gabrielle a dit…

" Coeur
où le noir nous instruit de l'aube
où s'épuisent les saisons
où frémit le désir
où se froissent nos souffles
où s'accordent les blessures
où l'on cueille la lueur

où l'âme est comblée

où commence et s'achève le poème"

H Dorion "Coeurs, comme livres d'amour"

Toujours avec le même plaisir que je te lis chaque matin, et même si je ne t'écris pas de commentaire
Il me semble que tes mots fétiches ont changé, je relève maintenant : "Attente / parenthèse / remonter le temps / disparaître / silence / sillon / creuser / sombre / un temps de rien / chaos / réparation / fuir / rester caché / longtemps / espérer / se perdre / Garder espoir / enserre le silence du dedans / il fait nuit / nécessité / incontrôlable"

MarieBipe REDON a dit…

Pas venue depuis longtemps (shame on me) oui moi aussi je trouve que tes mots ont changé. plus de réalités tangibles aussi, et toujours aussi troublant et magnifique