Tâcheté de rouille par les lichens ou de
vert pâle dans les rares creux où le vent avait poussé un peu de loess
auquel s’accrochaient quelques tiges de graminées sauvages, le roc qui
montrait ailleurs une surface uniformément grise et polie par le temps
s’assombrissait vers les profondeurs. On pouvait l’imaginer noir et
anguleux comme le basalte vers les niveaux où le regard n’atteignait pas
car une brume aussi opaque et pesante qu’un nuage de lait interdisait à
l’oeil d’inspecter l’extrémité du gouffre comme d’en évaluer le
pourtour. Le vide regorgeait d’absence amorphe et muette. Le gardien
n’avait pas enlevé beaucoup de cendres ; l’accident avait dû se produire
au commencement de la nuit. Je remarquai qu’il avait balayé en demi
cercles concentriques autour du foyer. De quelques pas à l’écart, jetées
sans soin, les premières ferrures qu’il avait récupérées. Il fallait
cette nuit achever la tâche. Je m’assis en dehors du cercle du bûcher,
aussi près que possible du gouffre, et me mis à filtrer le temps. Que
faire d’autre, une fois encore, sinon remettre au creuset la masse du
passé pour l’exposer de nouveau au feu de l’imagination. Un à un, au fil
de la songerie, glissaient les souvenirs comme des perles à l’orient
incertain. Leur succession restait énigmatique, d’une raison qui n’était
pas en moi assis immobile au rebord du monde. Et j’avais beau ressasser
cette mixture d’émotions, je ne trouvais plus le moindre projet au fond
de mon crible. L’émotion, la fatigue, le jeûne et surtout le fait de
tenir mon regard absorbé tout entier dans cette masse blanche
indistincte et qui pourtant se mouvait tout agitée de convulsions
besogneuses me plongeaient peu à peu dans une sorte d’hébétude
somnambulique. Je ne m’aperçus guère que le jour baissait et que
j’entrais peu à peu dans la nuit.
Jacques Abeille " Les jardins statuaires" (Attila 2010)
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