Les roches brutalisent et contraignent l’eau. L’eau cave les roches, se sculpte un passage, opiniâtre. Je recueille ce combat multimillénaire, parfois bouillonnant, parfois si calme qu’il se fait oublier, dans des photos impuissantes, car cette guerre est bien trop lente, ou trop rapide, pour le regard. Mais il en reste des preuves si belles, les stigmates évidents de la tendresse patiente des pierres, sur lesquelles l’usure et le temps de l’eau impriment des gravures toutes en courbes, et les traces si amusantes de la trempe courageuse de l’eau, ces menus changements d’itinéraire des lits des rivières, visibles dans un retrait de saison sèche, ces herbes couchées, ces détritus perdus, que je continue à photographier les épousailles contrariées de la pierre et de l’eau.
Les traces des sédiments conservées dans les rochers solides parlent de la vitesse du courant. Quand l’eau traverse assez longuement la roche pour la graver, elle fabrique de l’archive. Il existe une vitesse minimale pour qu’un flot transporte, plutôt que dépose, des sédiments. Il me semble que mes photos disent cette petite vitesse du charriage, l’écoutent. Jamais la musique du courant ne m’a déçue, qu’il soit minime et murmurant ou presque assourdissant, et, dans mes photos, je l’entends. J’entends le tendre accueil de l’entêtement de l’eau par ces pierres réputées dures, dont la malléabilité apparaît pourtant si clairement, mais des milliers d’années plus tard. J’entends le tempérament de l’eau, trop impatiente pour attendre si longtemps. Elle hausse sa surface, elle joue des coudes, des virages, vive devant les obstacles , et déborde et revient, en ramenant depuis son lit brouillé des souvenirs de ma famille. Je l’entends cogner aux baies de la fabrique, la provoquer, comme au temps de mon arrière-grand-père, quand la Ligne envahissait tous les bâtiments, passait au-dessus des prises, annulait les béals et niait des journées entières de travail. Je l’entends sourdre de la porte des caves de mon immeuble, et grimper quelques marches des escaliers, quand la Baume lève et prend sa hauteur d’automne. Je l’entends redescendre, se borner dans ses rives, sagement arrondir et polir le Petit Rocher où je baignais chaque été mes regards curieux de petite fille et vers lequel, si je n’avais pas eu si froid dans mon enfance, j’étais supposée nager.
Les traces des sédiments conservées dans les rochers solides parlent de la vitesse du courant. Quand l’eau traverse assez longuement la roche pour la graver, elle fabrique de l’archive. Il existe une vitesse minimale pour qu’un flot transporte, plutôt que dépose, des sédiments. Il me semble que mes photos disent cette petite vitesse du charriage, l’écoutent. Jamais la musique du courant ne m’a déçue, qu’il soit minime et murmurant ou presque assourdissant, et, dans mes photos, je l’entends. J’entends le tendre accueil de l’entêtement de l’eau par ces pierres réputées dures, dont la malléabilité apparaît pourtant si clairement, mais des milliers d’années plus tard. J’entends le tempérament de l’eau, trop impatiente pour attendre si longtemps. Elle hausse sa surface, elle joue des coudes, des virages, vive devant les obstacles , et déborde et revient, en ramenant depuis son lit brouillé des souvenirs de ma famille. Je l’entends cogner aux baies de la fabrique, la provoquer, comme au temps de mon arrière-grand-père, quand la Ligne envahissait tous les bâtiments, passait au-dessus des prises, annulait les béals et niait des journées entières de travail. Je l’entends sourdre de la porte des caves de mon immeuble, et grimper quelques marches des escaliers, quand la Baume lève et prend sa hauteur d’automne. Je l’entends redescendre, se borner dans ses rives, sagement arrondir et polir le Petit Rocher où je baignais chaque été mes regards curieux de petite fille et vers lequel, si je n’avais pas eu si froid dans mon enfance, j’étais supposée nager.
Emmanuelle Pagano " Ligne & Fils" (POL 2015)
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