Presque onze heures du soir. Quand il se trouvait seul chez lui, à cette heure-là, il ressentait souvent ce qu’on appelle un « passage à vide ». Alors, il allait dans un café des environs, ouvert très tard, la nuit. La lumière vive, le brouhaha, les allées et venues, les conversations auxquelles il avait l’illusion de participer, tout cela lui faisait surmonter, au bout d’un moment, son passage à vide. Mais depuis quelque temps il n’avait plus besoin de cet expédient. Il lui suffisait de regarder par la fenêtre de son bureau l’arbre planté dans la cour de l’immeuble voisin et qui conservait son feuillage beaucoup plus tard que les autres, jusqu’en novembre. On lui avait dit que c’était un charme, ou un tremble, il ne savait plus. Il regrettait toutes les années perdues au cours desquelles il n’avait pas fait assez attention aux arbres ni aux fleurs. Lui qui ne lisait plus d’autres ouvrages que l’Histoire naturelle de Buffon, il se rappela brusquement un passage des Mémoires d’une philosophe française. Celle-ci était choquée de ce qu’avait dit une femme pendant la guerre : « Que voulez-vous, la guerre ne modifie pas mes rapports avec un brin d’herbe. » Elle jugeait sans doute que cette femme était frivole ou indifférente. Mais pour lui, Daragane, la phrase avait un autre sens : dans les périodes de cataclysme ou de détresse morale, pas d’autre recours que de chercher un point fixe pour garder l’équilibre et ne pas basculer par-dessus bord. Votre regard s’arrête sur un brin d’herbe, un arbre, les pétales d’une fleur, comme si vous vous accrochiez à une bouée. Ce charme – ou ce tremble – derrière la vitre de sa fenêtre le rassurait. Et bien qu’il soit presque onze heures du soir, il était réconforté par sa présence silencieuse.
Patrick Modiano " Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier" (Gallimard 2014)
2 commentaires:
belle lecture... agréable
bien que j'ai toujours eu du mal à lire Modiano
sans vraiment savoir pourquoi
Moi aussi, je relie ce livre pour la troisième fois
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