J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 6 avril 2020

La ville soûle



Sous la ville, les visages se modifient, se crispent, se ferment, se cachent. Sous la ville, les propos sont plus heurtés, les gestes saccadés, les attitudes moins naturelles. Sous la ville, les mains se serrent, s’activent, pianotent, cherchent dans le sac ou sur le siège d’à côté un objet rassurant, celui qui toujours vient remplacer le mamelon perdu : bruit du monde en colonnes, mots-clés non cliquables, preuve d’amour. Sous la ville, les jambes comme les mains sont jointes, la chaussette droite en veut au pied gauche de s’être trompé alors que c’est la main, la tête, les yeux, les fautifs. Sous la ville, on ricoche, on joue au billard à trois bandes, on se palais-des-glaces-fissuré, on se fait coiffer au poteau. Sous la ville, le sang comme le lait peut soudain tourner (au vinaigre) tandis que le bleu des veines cherche à baiser gratis. Mais sous la ville, le blanc de l’œil a l’air mauvais et ne protège plus. Sous la ville, les bras se replient. Même silencieuses, les voix semblent trafiquées, exagérées. Sous la ville, on ne se tourne plus les pouces, on joue avec son index sur un écran. Sous la ville, on peut prier, réciter, fredonner, bourdonner, faire claquer son chewing-gum, s’excuser d’avoir à déranger les autres durant ce si paisible voyage, cette si belle journée, ces si jolies fêtes. Sous la ville, les corps se plient, les têtes se penchent, les nez plongent, les fronts se fripent, le contour des yeux se plisse. Sous la ville, la vie coule, comme soûle. Sous la ville, la ville soûle : où est passée notre âme ? Sous la ville, le temps s’occupe d’occuper l’espace, l’espace s’occupe d’espacer le temps. Sous la ville. Soûlé par la ville. Personne n’est fait pour vivre sous la ville. Sous la ville, on redevient un animal mais la part animale, sous la ville, est mal assumée. Sous la ville, un cri, un bruit, un souffle. Et puis une lumière, le noir. Sous la ville, la peur. La peur de ne jamais sortir de là. La peur. D’être. Déjà. Mort. Mais sous la ville, quand les portes s’ouvrent, alors les mains s’affolent, ramassent, rassemblent, rattroupent, les jambes se déplient, s’allongent, tricotent, s’emmêlent, les bras moulinent, se décroisent, affûtent leurs coudes et les yeux, qui auront toujours une dizaine de mètres d’avance sur le torse, quittent leur poche et soudain (on se demande bien pourquoi) ils se mettent à briller.

Christophe Grossi " La ville soûle" ( Editions Publie.net 2020) 

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