J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mardi 8 juin 2021

Dans nos langues



 On t'extrait du ventre de ta mère. On te parle. Tu cries. Tu quittes ce territoire de chair pour ce territoire de langue. Ta mère très vite te parle si tout va bien. Tu as perdu le ventre de ta mère et gagné la langue. Si tout va bien, ta mère t'en entoure comme dans un linge pour t'éviter la douleur de la perte; se l'éviter aussi. C'est ça d'abord la langue, un liquide amniotique que ta mère reconstitue avec sa bouche, ça doit boucher l'écart, l'atténuer, en atténuer la douleur. Elle le fait pour elle autant que pour toi. Tu imagines que la langue est de la matière réparatrice et collante, une sorte de pâte que ta mère produit. Tu pourrais même croire qu'on s'y baigne comme dans ces liquides internes que tu as tout juste quittés. C'est ce que tu fais. Tu baignes dans ces mots susurrés parce qu'il n'y a plus la cavité de chairs humides et chaudes autour de toi, qu'à la place c'est trop de lumière, de froid, d'espace autour du corps. Les mots de ta mère ont ce pouvoir. Tu connais leur son. C'est à peu près la seule chose qui te reste de tout ce que tu viens de perdre. Cette langue à l'oreille c'est très bon. On en a tous envie encore et encore, parle-moi encore dans le creux de l'oreille, dis-moi encore, susurre-moi encore les mots coulants humides très chauds.

 Voilà. La langue. Ce qu'est la langue. La très grande magnifique qui recoud la grande déchirure, borde, ourle, console de la grande perte.

 Si elle n'est pas là, quand elle n'est pas là, quelque chose se referme moins, le déchiré recoud moins, suture moins, peut faire plaie, suppurer.

 L'enfant nouveau-né les yeux fermés avale tout entière la langue qui répare. Le voilà devenu lui-même une langue à laquelle s'adresse sa mère.

La langue devient le signe même de leur séparation. Son règne presque. La langue devient aussi ce qui le sauve de l'abandon. La langue est désormais pour toujours les deux à la fois. Sépare et sauve. Tu ne peux pas choisir. Ça se fait sans toi. Tu n'y es pour rien. Ça n'en est pas moins définitif. Une empreinte. Un sceau.

Dominique Sigaud " Dans nos langues" ( Verdier 2018)

(L'écoute d'un passage plus large de ce texte est possible ici: lu par Claude Enuset)

  Pour Charlie

4 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Quelle merveille !

Ange-gabrielle a dit…

Bouleversant, je viens d'écouter Claude Enuset en lire des extraits, j'en ai les tripes retournées. Merci pour cette découverte splendide. J'ai vu que Dominique Sigaud avait aussi écrit "La malédiction d'être fille" Double merci

Laura-Solange a dit…

Contente de l'écho ressenti! Le livre est bouleversant...

estourelle a dit…

parfois la langue maternelle n'est pas, il faut en chercher une autre ou plusieurs... ça ne remplace jamais mais ça suture un peu du vide