J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 28 novembre 2025

Journal d'un écrivain/ 24

Samedi 7 février 1931 : Comme il me reste quelques minutes, je veux noter, le ciel en soit béni, la fin des Vagues. J’ai écrit les mots : « Ô Mort », il y a un quart d’heure, ayant dévalé les dix dernières pages dans des moments d’une intensité et d’un enivrement tels, que j’avais presque l’impression de courir à l’appel de ma propre voix, à moins que ce ne fut d’une autre (comme lorsque j’étais folle). J’étais presque effrayée, au souvenir des voix qui volaient alors devant moi. En tout cas, c’est fait ; et je suis assise ici depuis quinze minutes dans un état de gloire et de calme, avec quelques larmes, pensant à Thoby, et me demandant si je peux inscrire : « À Julian Stephen, 1881-1906 » sur la première page. Je pense que non. Le sentiment de triomphe et de délivrance est physique pour une grande part ! Que ce soit bon ou mauvais, c’est fini et, comme j’en éprouvais la certitude vers la fin, pas seulement fini mais arrondi, accompli, toute chose exprimée. Oh, bien hâtivement, d’une manière bien fragmentaire je le sais ; mais comme un poisson que j’aurais ramené au filet de ces étendues d’eau qui recouvraient les marécages et que je voyais de ma fenêtre à Rodmell tandis que je terminais La Promenade au phare.

Ce qui m’intéresse à ce dernier stade, c’est la liberté, la hardiesse avec laquelle mon imagination a saisi, utilisé ou rejeté toutes les images et tous les symboles que j’avais préparés. Je suis sûre que c’est la meilleure manière de s’en servir, non pas en fragments groupés et cohérents comme je l’avais fait d’abord, mais simplement comme des images, sans les contraindre à servir, mais à suggérer. J’espère avoir retenu ainsi le chant de la mer et des oiseaux, l’aube et le jardin, subconsciemment présents, accomplissant leur tâche souterraine.

 

Virginia Woolf " Journal d'un écrivain"  traduction de Germaine Beaumont



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