J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 18 mars 2024

Cent portraits vagues

 



66. Et juste avant de mourir, la vieille dame refit, dans le noir de sa chambre, dix photographies importantes de sa vie. Pour emporter leur trace. Les traces ne sont pas ce qu’on laisse mais ce qu’on emporte. Dans le noir, mais avec chaque image très précise dans la tête, elle replaça son corps, le plus fidèlement possible, tel qu’elle se le rappelait – elle avait décidé qu’il fallait des photographies où elle soit présente. Son corps refaisait dans la chambre le geste et, grâce au noir, le corps dans la chambre et l’image dans la tête se mêlaient. Elle debout au milieu de l’arc de Rauba-Capeù, la mer déployée, la promenade des Anglais et quelques voltiges de mouettes. Elle accroupie sous des pis, impressionnée. Et ainsi les dix. C’était la chambre noire avant la mort, l’envol au très clair.

samedi 16 mars 2024

Jalousie des mots/ 10

 

 


Dans les tiroirs des passés, des vagues d’ombres, volutes oubliées, s’élèvent, stagnent quelques instants au-dessus de nous, puis semblent se dissocier comme des étincelles s'évanouissant dans les airs. Sans regrets, les souvenirs, fatigués d'empêcher le présent de se dérouler, de s'accomplir avec tranquillité, s'éteignent et meurent dans la friche des jours, sans laisser de surgeons renaître, éteints sans espoir de résurrection. Cela paraît simple et efficace, c'est tout au moins ce que l'on espère parfois, d'arriver à se forger une vie, sans trop d'efforts, libre et allégée du poids des années écoulées, et parfois même des vies qui ont précédé.

jeudi 14 mars 2024

Quatrain/ 132

 

langue de brouillard

se dérober à ses fantômes

trancher le remous

tenter les couleurs

mardi 12 mars 2024

Ricochets/ 10

 


1/ Des encore à venir, j'en ai plein ma besace. Des projets d'écriture personnels, des idées pour des ateliers d'écriture, des livres à lire, des lieux à découvrir, à retraverser, des moments à passer avec mes petites-filles, des gens à rencontrer. Et des moments de rien où tout se met en place, une sorte de dimanche. Un vide plein d'appels: se tenir à fleur de peau, dans cette attente du rien.

2/ Savoir qu'au plus profond de soi il y a toujours une parole cachée, perdue, dont on ne sait plus rien, enfouie sous le tas de feuilles mortes que sont les jours qui passent. Peut-être restera-t-elle à jamais dans ce grand silence, ou renaîtra-t-elle un jour de grand vent, de bouleversement dont on ne sait encore ni le jour ni l'heure, qui la fera s'élever et planer dans toute sa candeur.

3/ On voudrait bien aller sans détour, droit au but. Mais les yeux ont besoin d'une pause, de fixer quelques instants le vol d'un oiseau, un petit parterre de fleurs, une silhouette qui marche dans la rue et s'éloigne paisiblement, ou l'horizon tout simplement. Tout le reste du monde, on n'en peut plus; on n'a pas l'étoffe pour cela. On restera avec ses questions sans réponses sans se forger des illusions.

4/ Ouvrir une brèche dans le banal, laisser les battements d'ailes se propager, se lover dans les murmures de voix qui s'élèvent soudain . Comme sur un levain qui se forme et enfle, la focale du regard se déplace, et l'on se laisse glisser sur les pentes de la métamorphose. Le présent élargit ses parois et l'on se voit, se reconnaît dans un en train d'être que l'on ne soupçonnait pas.

5/ Sous l'écume des pensées, comme une vague inconnue qui balaie, va et vient sans savoir ce qui émergera, ce que l'esprit sauvera de ce magma, de ce mélange de matières et d'odeurs. Des métaphores se dessinent, mais on ne garde que ce que l'on peut, parmi toutes les images qui défilent, on laisse peut-être bien filer les plus surprenantes, incapables de saisir ce qui se met à étinceler, embarque au-delà.

6/ Se laisser porter et ne plus fixer des yeux la rive où pouvoir s'accrocher. Il serait temps. Le bal des freux au-dessus des maisons enveloppe les pensées. Cela tinte, s'entrechoque comme de la vaisselle dans les buffets lorsque s'énerve la terre. L'espace de l'enfin élargit ses murailles, entrecroise ses chemins, il suffit d'aller, dans la confiance de l'instant, un peu plus avant. La vie a encore des portes à entrouvrir.

7/ Et si c'était une manière de se dédoubler lors de l'animation d'ateliers d'écriture. Un jeu de théâtre, un peu similaire au rôle d'enseignant, mais face à des adultes, dont je ne sais pas forcément grand-chose de leur vie au quotidien. Un pari, avec toujours un doute au démarrage, de les emmener sur une terre nouvelle, dont ils n'avaient aucune idée, à leur arrivée. Et la confiance qu'ils ont me ravit.

dimanche 10 mars 2024

Jalousie des mots/ 9

 


Sur la carte d'une vie qui semble se dessiner, s'érigent des morceaux de réels ou que l'on a pensé tels, de longs tunnels d'ombres ou de vies somnambules, avec par à-coups de grandes bouffées d'air et de lumière qui s'épousent, puis se fuient. Comme un verso de soi à la recherche d'un reflet et qui, peut-être, en ombre portée, dessine un invisible au travers des averses. Traces presque préhistoriques que l'on cherche à reconnaître, à déchiffrer les signes oubliés et à recueillir les éléments fragiles à manier avec précaution. Du peu, du presque rien à ne pas laisser se perdre.



vendredi 8 mars 2024

Remords nocturnes

 

Mais toi, à qui la nuit a cédé les plus

pures de ses images, et qui a tendu la main

dans le vide pour saisir ce qui passerait au plus près

de tes rêves : ouvre les yeux, soulève

ton corps, cherche au plus profond

de toi la parole qui s’est perdue, dans un

coin de ta vie avant que la mousse

du temps ne l’efface.

 

 

Peut-être est-ce juste un nom, peut-être

est-ce le synonyme de l’amour que tu n’as pas osé

confesser, ou la réponse à la question que

l’on t’a faite et que tu as laissé couler dans le silence

pour que rien ne change dans ton existence ; et

ce n’est que maintenant, lorsque la nuit est venue à ta rencontre,

que tu te souviens que ç’aurait pu être autre chose,

si avait été autre le chemin.

 

Ç’aurait pu être un hasard, une distraction,

un regard au loin, et subitement tu n’avais personne

devant toi. Maintenant, cependant, tends à nouveau

la main, et saisis ce que la nuit apporte dans sa vacuité,

juste pour qu’à nouveau tu saches, le mot que

tu n’as pas dit, le geste que tu n’as pas eu, le regard

distrait de ce qu’il y avait autour de toi, comme si

l’une de ces choses pouvait changer ta vie.

 

Nuno Jùdice ( poème traduit par Jean-Paul Bota, paru dans la revue de poésie la forge #2 -février 2024)

mercredi 6 mars 2024

Ricochets/ 9

 


1/ Construire son propre temps, c'est prendre soin de soi. Ouvrir les portes à ce je qui réclame souffle. Ne pas oublier que l'on évolue toujours dans une démarche d'apprentissage, de découverte, de traduction, d'interprétation. Il reste à donner sens. Par la langue. La laisser résonner, et peut-être même se laisser soigner par elle. Une thérapie par la lecture et l'écriture intimement liées. Tel un canari dans une galerie de mine.

2/ Quelle main secourable, jaillissant des ornières de la vie, sinon celle de la lecture... C'est ce que nous redit Marcel Proust dans Sur la lecture. Et l'on sait d'expérience que cette assertion est fiable. Cette impulsion venue de ce qui est écrit vient toucher ce quelque chose au fond de soi qui, seul, ne parvenait pas à s'exprimer. Les deux intimes se rejoignent et s'accompagnent. Virgile et Dante au paradis.

3/ Suffit d’entamer le tunnel d’une phrase*i et se laisser emporter. Cela vaut pour la lecture. Mais aussi pour l'écriture. Le temps s'articule alors d'une toute autre manière. Le temps éprouvé se conjugue avec distorsion et s'éloigne d'une réalité à laquelle on préfère son propre réel. On se recroqueville dans cette ornière choisie, le regard porté sur un horizon autre, hors de tout présent, et porteur d'ailes aux lettres de rêverie.

4/ D'où viennent les forces nécessaires à enjamber les obstacles qui se dressent sur les parois du jour ? L'élan qui pousse à aller de l'avant en faisant fi de la réalité, en martelant qu'il faut aller au bout de sa route, et trouver en soi l'équilibre interne, le possible dans cet impossible qui se dresse, avec impertinence, devant soi. Il suffirait d'aller de l'avant, de dire on continue et basta.

5/ Y-a-t-il vraiment une route que l'on aurait à suivre... Ne seraient-ce pas plutôt des enchaînements de carrefours, avec même la présence de ronds-points, pour pouvoir tourner un peu en rond, et revenir même sur les ornières creusées... Personne ne sait vraiment où il se dirige, où ses pas le conduisent. Les vies sont faites de solitudes sans certitudes. Mais de solitudes entrouvertes, avec des choix pour briser les lignes droites.

6/ Peu. Rien. Silence. Tenir. Sauf. Écrire. Calme. Carnet. Poème. Rester là. Lichen. Dehors. Dedans. On peut . Comme si de rien. Mur. Os. Peu de bruit. Fond de ciel. On est là. On ne sait pas. Personne. Une façon de peu. Comme devant un seuil. Plier langue. Plus rien. Bouts de jour. Pour ouvrir l'œil. Comme des mots. Au pied du mur. On est debout. En face. Ombre. La tête se creuse.**

7/ Dans les recoins de nos vies minuscules, garder corps. Et mots. Sans autre boussole que ce qui frémit en notre intime. Prendre image chez le petit enfant qui découvre l'équilibre de la marche, rit de cette victoire incroyable et avance, avance encore plus loin. Dans le risque de son pas. Et le désir du pas d'après. De soi à hors de soi. Vers la main tendue et les bras ouverts.

* Ahn Mat

** Antoine Emaz

lundi 4 mars 2024

Planche

 


Écrire, c'est commencer, oui. Mais à force de commencer, ça se poursuit.

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Dans mon travail, je vois d'abord l'humain, l'expérience: le poème est un vecteur, un porteur, un medium...Mais si j'ai choisi le sherpa poétique plutôt qu'un autre, c'est parce que je crois qu'il est seul capable de porter une telle charge. Je n'idéalise pas la poésie; elle reste le genre littéraire, si cette notion signifie encore, capable de s'aventurer le plus loin possible dans l'expression de vivre. 

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 Le plus souvent, la poésie n'est pas dans l'extraordinaire ou dans l'infra-ordinaire, elle navigue plutôt dans une large zone intermédiaire où le normal peut prendre un relief étrange, où l'habituel surprend par une densité inattendue. J'ai vu des milliers de fois ce jardin et aujourd'hui, maintenant, au passage, il lève des mots. Vu sous cet angle, écrire est peut-être d'abord une question de patience et de disponibilité.

 

Antoine Emaz " Planche" ( Editions Rehauts 2016)

samedi 2 mars 2024

Jalousie des mots/ 8

 


On ne sait rien, ou bien si peu de choses. On avance, dans le mouvement des épreuves puis des joies. Le balancier qui gère les vies, va des unes aux autres, oscille plus fortement d'un côté, puis revient vers l'autre, cela chavire un peu, les épaules s'affaissent, puis se rehaussent, on ressent bien toute sa fragilité. L'esprit s'embourbe dans des pensées somnambules, informes, tout devient fade autour de soi. C'est comme ça. Il faut attendre le retour du balancier. Il va revenir, c'est certain. On y croit avec force. De cette force intime, infime, qui va faire bouger les lignes.

mercredi 28 février 2024

Quatrain/ 131

 

quelque chose recule en moi

à l'approche des tombes

spirales de pensées

l’éternité fuit

lundi 26 février 2024

Ricochets/ 8

 


1/ Des longs silences, que peut-il bien naître ? Cela s'épanche sur les carnets d'écriture, cela coule noir avec quelques taches, puis cela se dilue. Cela ne mène pas très loin. Mais il semble, malgré tout, que l'on a fait un bout de chemin. Que l'on a cueilli quelques fleurs sur le bas-côté du sentier. Que le ciel est moins gris. Un frémissement du simple, du pas grand-chose et du vrai.

2/ Les premières minutes du matin quand tout se remet en tête: les choses à faire en ce jour, les messages à envoyer, des ateliers à préparer, un livre à entamer ou bien à achever, le tout drapé d'ombres noires qui ne parviennent pas à s'évaporer. Et savoir que le sourire et la fougue de l'enfant vont tout faire valser, que rien ne sera comme prévu et que l'important c'est elle.

3/ Et aller chercher dehors de quoi tenir bon dedans: il n'y a rien d'autre à faire si l'on veut se réaccorder, même imparfaitement, à qui on est, à cet écheveau embrouillé dans le dédale qui nous représente. Le chahut du dedans. Et le silence mêlé dans les recoins de la voix. Comme au bord d'une tombe. Sans boussole. Ensuite, comment cela bouge encore en soi. Comment cela recommence à vivre.

4/ Dans cette sorte d'enclos qu'est la pensée, fleurissent, à certains moments de nos vies, des fulgurances qui nous semblent d'une telle évidence, à défaut d'une belle intelligence, et qui redonnent confiance dans l'être que l'on est, et que l'on sous-estime trop souvent. On semble soudain revêtu d'une lucidité presque trop vive pour pouvoir durer. Il ne faut pas oublier : ces moments-là sont à se remémorer lorsque tout semble foirer.

5/ Se sentir parfois à côté de la plaque, être là, mais pas vraiment. Se sentir à côté, légèrement décalé. On voit bien où il faudrait se tenir, mais non, on reste à part, sur le bas-côté, à regarder ce qu'il se passe tout près. On est ni dedans ni dehors. On observe, on rumine, mais on ne fera pas un pas pour rejoindre les autres. C’est être soi dans l'entre-deux.

6/ un peu de blanc entre les mots, entre les êtres, entre les vies. Pour leur donner du poids, leur assurer un équilibre, une voix. Permettre la circulation d'air, un passage entre deux, une parenthèse de lumière. Une vie en mouvement, une création d'un soi, où s'immisce le rien, une autre phase d'être. Une interrogation sans réponse claire ou définitive. Sans clôture sur lui-même. Toujours en perpétuelle construction, brisure et reconstruction.

7/ Réaliser que le temps passé à travailler, ce qui signifie pour moi écrire et lire, est un mouvement et un souffle de vie. Il n'y a pas de magie dans les mots, mais ils permettent qu'ils soient lus ou écrits de voir et de vivre. De se tenir entre soi et soi, au plus intime. Dans la traduction de ce que les mots induisent. Ils prennent grand soin de l'être.