J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

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mercredi 2 juillet 2025

La promenade au phare

 




« Oui, bien sûr, s’il fait beau demain, dit Mrs. Ramsay. Mais il faudra vous lever à l’aurore », ajouta-t-elle.

Ces paroles causèrent à son fils une joie extraordinaire. Pour lui il était désormais entendu que l’excursion se ferait sûrement et que la merveille contemplée depuis des années et des années, semblait-il, se trouvait maintenant à portée de sa main, qu’il n’en était plus séparé que par une nuit de ténèbres et une journée de navigation.Comme il appartenait, à l’âge de six ans déjà, à la grande famille des êtres incapables de séparer leurs sentiments les uns des autres et d’empêcher la perspective de l’avenir, avec tout ce qu’elle contient de joies et de peines, d’obscurcir la réalité présente ; comme pour ces êtres, si petits qu’ils soient, le tour le plus léger de la roue des sensations a la faculté de cristalliser, de transpercer et de fixer le moment sur lequel il a posé son ombre ou sa lumière, James Ramsay, assis sur le plancher et en train de découper des images dans le catalogue illustré des « Army and Navy Stores » attribuait à celle d’un appareil frigorifique, pendant que parlait sa mère, un caractère de divine félicité. Cet appareil était auréolé de joie. La brouette, la tondeuse de gazon, le bruissement des peupliers, le blanchiment des feuilles avant la pluie, le croassement des corneilles, les balais heurtant les murs, le froufrou des robes – chacune de ces sensations avait dans son esprit une couleur si nette, un aspect si distinct, qu’il possédait déjà son code particulier, son langage secret. Il apparaissait cependant comme l’image de la sévérité inflexible et sans mélange avec son front haut, ses farouches yeux bleus d’une pureté et d’une candeur impeccables, ses légers froncements de sourcils devant le spectacle de la fragilité humaine, et cela au point que sa mère, en le regardant guider adroitement ses ciseaux autour du frigorifique, l’imaginait assis sur un fauteuil de juge, tout en rouge et en hermine, ou en train de diriger quelque grave et formidable entreprise dans une heure critique du gouvernement de son pays.

« Mais, dit son père en s’arrêtant devant la fenêtre du salon, il ne fera pas beau. »

Si James avait eu à sa portée une hache, un tisonnier ou toute autre arme susceptible de fendre la poitrine de son père et de le tuer sur place, là, d’un seul coup, il s’en serait emparé. Telles, et aussi extrêmes, étaient les émotions que Mr. Ramsay faisait naître dans le cœur de ses enfants par sa seule présence lorsqu’il se tenait devant eux, à sa façon présente, maigre comme un couteau, étroit comme une lame, avec le sourire sarcastique que provoquaient en lui non seulement le plaisir de désillusionner son fils et de ridiculiser sa femme, pourtant dix mille fois supérieure à lui en tous points (aux yeux de James), mais encore la vanité secrète tirée de la rectitude de son propre jugement. Ce qu’il disait était la vérité. C’était toujours la vérité. Il était incapable de ne pas dire la vérité ; il n’altérait jamais un fait, ne modifiait jamais un mot désagréable pour la commodité ou l’agrément d’âme qui vive, ni surtout de ses propres enfants, chair de sa chair et tenus en conséquence à savoir le plus tôt possible que la vie est difficile, que les faits ne souffrent point de compromis et que le passage au pays fabuleux où nos plus brillants espoirs s’évanouissent, où nos barques fragiles s’engloutissent dans les ténèbres (arrivé à ce point Mr. Ramsay se redressait et fixait l’horizon en rétrécissant ses petits yeux bleus) représente une épreuve qui demande avant tout du courage, de la sincérité et de l’endurance.

Virginia Woolf "La promenade au phare" traduit par M. Lanoire 

dimanche 4 mai 2025

Colline

 

Quatre maisons fleuries d’orchis jusque sous les tuiles émergent de blés drus et hauts.

C’est entre les collines, là où la chair de la terre se plie en bourrelets gras.

Le sainfoin fleuri saigne dessous les oliviers. Les avettes dansent autour des bouleaux gluants de sève douce.

Le surplus d’une fontaine chante en deux sources. Elles tombent du roc et le vent les éparpille. Elles pantèlent sous l’herbe, puis s’unissent et coulent ensemble sur un lit de jonc.

Le vent bourdonne dans les platanes.

Ce sont les Bastides Blanches.

Un débris de hameau, à mi-chemin entre la plaine où ronfle la vie tumultueuse des batteuses à vapeur et le grand désert lavandier, le pays du vent, à l’ombre froide des monts de Lure.

La terre du vent.

La terre aussi de la sauvagine : la couleuvre émerge de la touffe d’aspic, l’esquirol, à l’abri de sa queue en panache, court, un gland dans la main ; la belette darde son museau dans le vent ; une goutte de sang brille au bout de sa moustache ; le renard lit dans l’herbe l’itinéraire des perdrix.

La laie gronde sous les genévriers ; les sangliots, la bouche pleine de lait, pointent l’oreille vers les grands arbres qui gesticulent.

Puis le vent dépasse les arbres, le silence apaise les feuillages, du museau grognon ils cherchent les tétines.

Jean Giono "Colline"

jeudi 22 février 2024

Trop épris de solitude

 

Je suis de retour, dit-il à l’homme qui l’invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d’errance. Mon périple est parsemé de fines poussières. J’ai longuement marché, une bougie à la main, de hameaux déserts en zones désaffectées, avançant entre des murs de suie et des troncs d’arbres calcinés. Tout autour le chant des grillons peuplait la nuit. Au loin, l’enfant que je fus jadis pleurait apeuré dans le lit froid où ont dormi tant de morts.

Je suis sans âge, couvert de cendre, contraint de traverser les générations pour souffler sur les braises de la mémoire familiale.

 

Jacques Josse "Trop épris de solitude" (Le Réalgar, collection L'orpiment 2024)