J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 16 novembre 2014

Transoxiane



Il a plu sur ma tôle deux jours pleins. La transe avait laissé des traces dans mes artères et le sang me battait dans la gorge, dans les poignets, en haut des cuisses, dans les chevilles tendues. La violence des images m’avait mis la tête à l’envers et je me suis levée. Les yeux tout juste ouverts, je suis sortie du wagon sous la pluie et j’ai traversé les voies désaffectées, les ronces et les buissons. Avant de disparaître dans la nuit j’ai hurlé à Yakubu des mots venus du ventre.

  — Reste là ! Ne bouge pas. Y a une tique quelque part qui nous bouffe.

  J’ignore comment Yakubu a pu interpréter mes paroles mais il ne m’a pas suivie. La tique avait des yeux plantés sur nous. Deux crocs jaunes quelque part, difficiles à situer. J’ai avancé dans la boue les pieds nus, glacée jusqu’à la taille, et j’ai foncé jusqu’à ces deux pupilles qui couvaient sur la Rouille. J’ai couru près des rails et sur les mauvaises herbes, j’ai plongé jusqu’aux jambes dans les tourbières des terrains vagues, j’ai remonté le sens de la boue noire, je me suis faufilée entre les arbres sémaphores, les branchages et les ombres, les silhouettes fils de fer. J’ai marché à la lueur de la Lune et j’ai cherché mon chemin en léchant les nuages. J’ai cogné mes genoux et j’ai glissé le long de moi-même sous mes semelles. J’ai attrapé et j’ai escaladé des talus avec les mains, des poignées d’herbes grises arrachées dans chaque poing. J’ai aperçu les yeux jaunes plantés là sur un mur en béton. La tique. Je l’ai insultée dans ma langue. Le mur était trop haut. Des tessons de bouteilles et des fils barbelés serpentaient sur la crête. Les yeux jaunes ressemblaient à tous ceux que l’on voit sans savoir, que l’on croise imprudemment, et qui balayent de leurs phares nos falaises inhumaines. On en croise dans les gares surchauffées, on les heurte en contre-sens dans les couloirs souterrains, ils nous toisent de haut en bas dans les tranchées, dans les rames et dans les ascenseurs, parfois ils nous fouillent l’âme humaine sans rien dire, parfois ils nous poussent sur les voies électrocutées quand on s’y attend le moins. Ce sont des monstres tristes.

Guillaume Vissac "Transoxiane" ( Walrus/E Books novembre 2014)

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