J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 23 mai 2016

Mémoire de fille



Le temps devant moi se raccourcit. Il y aura forcément un dernier livre, comme il y a un dernier amant, un dernier printemps, mais aucun signe pour le savoir. L’idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que très tôt j’ai nommée « la fille de 58 » me hante. Un jour il n’y aura plus personne pour se souvenir. Ce qui a été vécu par cette fille, nulle autre, restera inexpliqué, vécu pour rien.
Aucun autre projet d’écriture ne me paraît, non pas lumineux, ni nouveau, encore moins heureux, mais vital, capable de me faire vivre au-dessus du temps. Juste « profiter de la vie » est une perspective intenable, puisque chaque instant sans projet d’écriture ressemble au dernier.
Que je sois seule à me rappeler, comme je le crois, m’enchante. Comme d’un pouvoir souverain. Une supériorité définitive sur eux, les autres de l’été 58, qui m’a été léguée par la honte de mes désirs, de mes rêves insensés dans les rues de Rouen, du sang tari à dix-huit ans comme celui d’une vieille. La grande mémoire de la honte, plus minutieuse, plus intraitable que n’importe quelle autre. Cette mémoire qui est en somme le don spécial de la honte.
Je me rends compte que ce qui précède a pour but d’écarter ce qui me retient, m’empêche, comme dans les mauvais rêves, de progresser. Une façon de neutraliser la violence du commencement, du saut que je m’apprête à effectuer pour rejoindre la fille de 58, elle et les autres, les replacer tous dans cet été d’une année plus lointaine aujourd’hui que ne l’était alors celle de 1914.

Annie Ernaux "Mémoire de fille" ( Gallimard mars 2016)

2 commentaires:

Estourelle a dit…

Merci

mémoire du silence a dit…

Je l'ai lu il y a trois semaines quasiment d'une traite
J'ai beaucoup aimé ... à lire absolument...