Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide, comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.
Car la désolation est maintenant sur les lieux qu’il désigne ; plus aucun troupeau n’y monte, l’homme lui-même s’en est détourné. C’est à cinq ou six heures de la plaine, quand on vient de l’ouest, c’est-à-dire du Pays de Vaud. Derborence, où est-ce ? On vous dit : « C’est là-bas derrière. » Il faut monter longtemps en sens inverse d’un torrent à la belle eau qui est comme de l’air au-dessus des pierres de son lit, tellement elle est transparente. Derborence, c’est entre deux longues arêtes irrégulières qu’il faut d’abord longuement s’élever ; elles sont comme deux lames de couteau dont le dos serait fiché en terre et le tranchant tout ébréché montre son acier qui brille par places, et ailleurs est rongé de rouille. Et, à droite et à gauche, elles augmentent de hauteur, ces arêtes ; à mesure qu’on s’élève, elles s’élèvent elles-mêmes ; et le mot continue à vous chanter doux dans la tête pendant qu’on passe près des beaux chalets d’en bas, qui sont longs, bien crépis de blanc, avec un toit fait de bardeaux semblables à des écailles de poisson. Il y a des étables pour les bêtes, il y a de riches fontaines.
On monte toujours ; la pente raidit. On est arrivé maintenant dans de grands pâturages, tout coupés de ressauts pierreux qui leur font des étages successifs. On passe d’un de ces étages au suivant. On n’est déjà plus bien loin de Derborence ; on n’est plus bien loin non plus de la région des glaciers, parce qu’à force de monter on arrive finalement à un endroit qui est un col, lequel est formé par le resserrement des chaînes juste au-dessus des pâturages et des chalets d’Anzeindaz, qui font là comme un petit village, peu avant que l’herbe elle-même cesse et depuis longtemps il n’y a plus d’arbres.
Derborence, c’est là tout près. On n’a plus qu’à aller droit devant soi.
Et, tout à coup, le sol vous manque sous les pieds.
Tout à coup, la ligne du pâturage, qui s’affaisse dans son milieu, se met à tracer dans rien du tout sa courbe creuse. Et on voit qu’on est arrivé parce qu’un immense trou s’ouvre brusquement devant vous, étant de forme ovale, étant comme une vaste corbeille aux parois verticales, sur laquelle il faut se pencher, parce qu’on est soi-même à près de deux mille mètres et c’est cinq ou six cents mètres plus bas qu’est son fond.
On se penche, on avance un peu la tête.
Un peu de froid vous est soufflé à la figure.
Derborence, c’est d’abord un peu d’hiver qui vous vient contre en plein été, parce que l’ombre y habite presque toute la journée, y faisant son séjour même quand le soleil est à son plus haut point dans le ciel. Et on voit qu’il n’y a plus là que des pierres, et des pierres, et encore des pierres.
Les parois tombent à pic de tous les côtés, plus ou moins hautes, plus ou moins lisses, tandis que le sentier se glisse contre celle qui est au-dessous de vous en se tortillant sur lui-même comme un ver ; et, où que vous portiez vos regards, en face de vous comme à votre gauche et à votre droite, c’est, debout ou couchée à plat, suspendue dans l’air ou tombée, c’est, s’avançant en éperons ou retirée en arrière, ou encore faisant des plis qui sont d’étroites gorges – c’est partout la roche, rien que la roche, partout sa même désolation.
Le soleil qui est sur elle partiellement la colore encore de façons diverses, parce que l’une des chaînes projette son ombre sur l’autre et celle des chaînes qui est au midi projette son ombre sur celle qui est au nord ; et on voit le haut des parois qui est jaune comme le raisin mûr, ou qui est rose comme la rose.
Mais l’ombre monte déjà, elle monte toujours plus ; elle s’élève à petits coups, irrésistiblement, comme fait l’eau dans le bassin d’une fontaine ; et, à mesure qu’elle monte, tout s’éteint, tout se refroidit, tout se tait, tout défaille et meurt ; pendant qu’une même triste couleur, une même teinte bleuâtre se répand comme un fin brouillard au-dessous de vous, à travers quoi on voit deux petits lacs mornes luire encore un peu, puis cesser de luire, posés à plat dans le désordre comme des toitures de zinc.
Car il y a encore ce fond, mais regardez bien : rien n’y bouge. Vous avez beau regarder longtemps et avec attention : tout y est immobilité. Regardez : des hautes parois du nord à celles du sud, nulle part il n’y a plus de place pour la vie. Tout est recouvert au contraire par ce qui est son empêchement.
Charles-Ferdinand Ramuz " Derborence"
Si vous souhaitez entendre la lecture de ce passage par Claude Enuset , c'est ici
2 commentaires:
Que c'est beau cette langue !
Le livre est magnifique...
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