Mais si le temps n’existe que dans ma tête, et si je suis le dernier
être humain, il finira avec moi. Cette pensée me rend joyeuse. Il est
peut-être en mon pouvoir de tuer le temps. Le grand filet se déchirera
et tombera dans l’oubli avec son triste contenu. On devrait m’en avoir
de la reconnaissance, mais personne ne saura après ma mort que c’est moi
qui ai assassiné le temps. Dans le fond, ces pensées n’ont pas la
moindre signification. Les choses arrivent tout simplement et, comme des
millions d’hommes avant moi, je cherche à leur trouver un sens parce
que mon orgueil ne veut pas admettre que le sens d’un événement est tout
entier dans cet événement. Aucun coléoptère que j’écrase sans y prendre
garde ne verra dans cet événement fâcheux pour lui une secrète relation
de portée universelle. Il était simplement sous mon pied au moment où
je l’ai écrasé : un bien-être dans la lumière, une courte douleur aiguë
et puis plus rien. Les humains sont les seuls à être condamnés à courir
après un sens qui ne peut exister. Je ne sais pas si j’arriverai un jour
à prendre mon parti de cette révélation. Il est difficile de se défaire
de cette folie des grandeurs ancrée en nous depuis si longtemps. Je
plains les animaux et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie
sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à
plaindre, parce qu’ils possèdent juste assez de raison pour lutter
contre le cours naturel des choses. Cela les a rendus méchants,
désespérés et bien peu dignes d’être aimés. Et pourtant il leur aurait
été possible de vivre autrement. Il n’existe pas de sentiment plus
raisonnable que l’amour, qui rend la vie plus supportable à celui qui
aime et à celui qui est aimé. Mais il aurait fallu reconnaître que
c’était notre seule possibilité, l’unique espoir d’une vie meilleure.
Pour l’immense foule des morts, la seule possibilité de l’homme est
perdue à jamais. Ma pensée revient sans cesse là-dessus. Je ne peux pas
comprendre pourquoi nous avons fait fausse route. Je sais seulement
qu’il est trop tard.
Marlen Haushofer " Le mur invisible" ( traduit par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon chez Actes Sud)
2 commentaires:
J'ai découvert ce livre il y a qqs années prêté par ma cousine chérie, depuis je ne cesse de l'offrir, je n'en avais jamais entendu parler.
Je ne connais pas le livre, mais le film qui en fut tiré avec Martina Gedeck (la femme), magnifique ode à la nature.
Tu me donnes envie de lire le livre. Merci pour tout.
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