J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mercredi 12 août 2020

Traduire ou perdre pied


Je ne suis pas seule quand je traduis. Je traduis un autre, des autres, je traduis pour d’autres. Je traduis aussi que je le veuille ou non, mon époque, son histoire lointaine ou immédiate, un certain état de la langue, un horizon de lecture. Et en cela, je m’inscris dans mon monde, dans mon temps. Je ne peux pas concevoir la traduction comme une activité hors du temps et de l’espace, dépourvue de toute fonction sociale.

La traduction devrait nous pousser à interroger l'idée même de l'étranger. Si je ne pense pas ma propre langue comme langue étrangère, je passe à côté de l'essentiel. Ou l'autre langue, celle que je traduis, comme langue maternelle. Dans le fond, peu importe. Mais si l'on veut bien aller dans ce sens, c'est la nature même de cette pratique qui vacille. 
J'en reviens à ce que je traduis de l'histoire, de mon époque, de ma famille. Cette antériorité infuse ma langue, elle y infuse de l'affect, de l'affection, de l'amour, du regret, de la tristesse, de la révolte, que sais-je encore.Et tout cela habite la langue que je mets en œuvre en traduisant, bien plus sûrement que celle que j'utilise à l'oral ou pour écrire en d'autres circonstances. Tout ce matériau d'émotions s'active quand je suis en contact avec l'allemand que je traduis.

Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La Contre allée, , octobre 2019.

2 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Ce texte me touche énormément, moi qui ne sais toujours pas quelle est ma langue maternelle, allemand ou français ?

Laura-Solange a dit…

J'ai beaucoup pensé à toi en lisant ce livre...