J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 20 mai 2024

Le nom sur le bout de la langue

 



P 55:

Ma mère se tenait toujours à l’extrémité de la table à manger, le dos à la porte de la cuisine. Brusquement, ma mère nous faisait taire. Son visage se dressait. Son regard s’éloignait de nous, se perdait dans le vague. Sa main s’avançait au-dessus de nous dans le silence. Maman cherchait un mot. Tout s’arrêtait soudain. Plus rien n'existait soudain.
Éperdue, lointaine, elle essayait, l’œil fixé sur rien, étincelant, de faire venir à elle dans le silence le mot qu’elle avait sur le bout de la langue. Nous étions nous-mêmes sur le bord de ses lèvres. Nous étions aux aguets, comme elle. Nous l’aidions de notre silence – de toute la force de notre silence. Nous savions qu’elle allait faire revenir le mot perdu, le mot qui la désespérait. Elle hélait, hallucinée, sa masse vacillante dans l'air.

Et son visage s’épanouissait. Elle le retrouvait : elle le prononçait comme une merveille. C’était une merveille. Tout mot retrouvé est une merveille.

                                                                *

Comme celui qui tombe sous le regard de Méduse se change en pierre, celle qui tombe sous le regard du mot qui lui manque a l’apparence d’une statue.

 

P 94: Écrire, c'est entendre la voix perdue. C'est avoir le temps de trouver le mot de l'énigme, de préparer sa réponse. (...) Ce que recherche l'écrivain pour qui écrire est vital, dans l'instant où il écrit des livres, n'est peut-être jamais l'œuvre qui résulte de l'inscription, mais ce collapsus. Personnellement je conviens que ce que je recherche en écrivant est la défaillance. C'est cette possibilité de m'absenter de toute saisie réflexive de moi-même par moi-même dans l'instant où j'écris.

Pascal Quignard " Le nom sur le bout de la langue"

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