J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 6 juin 2024

Sans valeur

 


Le petit tas d’ordures gisait sur le trottoir. Je l’ai aperçu soudain sur ma droite en montant la rue de Charonne. Cela, je l’ai déjà dit. Cette vision m’a saisie ; elle me revient plusieurs fois par jour. Elle m’a saisie, pourtant j’ai suivi mon programme quasi imperturbablement. Pendant mon entraînement sportif, je n’ai pensé qu’au petit tas d’ordures. Il avait semé ses graines dans mon esprit. Étais-je déjà sous son emprise avant même de l’avoir touché ? C’est possible. Au retour, j’ai fait quelques étirements en prenant appui sur le banc, mais peu importe, puis, mon rythme cardiaque ayant ralenti, j’ai marché droit devant moi. Alors que j’approchais de l’arrêt de bus, mon cœur s’est remis à battre fort, comme pendant l’effort qui avait précédé. Ce n’était ni la foulée ni la foule des badauds en attente du bus qui m’agitait, même si j’appréhende désormais les troupeaux, non là ce qui m’agitait, c’était l’hypothétique présence du petit tas d’ordures à proximité de l’arrêt. Y serait-il encore ? Aurait-il été touché ? Entamé ? Piétiné ? J’ai fendu l’attroupement avec énergie. Mon cœur battait à 158 pulsations par minute. C’est énorme, 158 pulsations par minute. Il aurait fallu s’immobiliser pour reprendre haleine. Impossible de contrer la poussée qui me conduisit fatalement au chevet du petit tas d’ordures. Les corbeaux s’en écartent ; les tourterelles s’envolent. Et les gens ne souhaitaient pas s’en approcher. Ça les dégoûte visiblement. Ou, au contraire, ils craignent de profaner un petit tas d’ordures sacré. J’aurais pu courir plus loin, plus longtemps et améliorer ma performance, brûler plus de calories, renforcer mon muscle cardiaque mais ce petit tas d’ordures m’a interceptée. Il détermine mon retour anticipé vers la maison. Il se trouvait sur mon chemin. C’est comme un trou de lapin dans lequel en un instant je glisse. J’en ai négligé mon emploi du temps. Mes rendez-vous du jour ne valaient plus un as.

Est-ce de la merde ou du chocolat ?

Le petit tas d’ordures avait la priorité. Je devais lui porter secours. Il était étalé sur le sol, informe, sans couleurs précises, même si dans mon souvenir il rougeoie comme Dieu lorsqu’il m’est apparu dans une petite église où j’étais entrée pour me reposer après une espèce de marathon érotique qu’il serait amusant de raconter mais ce serait hors sujet. Donc, j’ai vu Dieu et j’ai vu le petit tas d’ordures et vraiment il y a une proximité. Avant de plonger mes mains dans le petit tas d’ordures, ce que je n’ai pas pu faire avec Dieu qui est furtif, je souhaite dire à quel point me troublent les proximités. Il y a tant de choses qui se ressemblent tout en différant fondamentalement. D’un côté vous avez ce qui est sans valeur et d’un autre ce qui en a.

Gaëlle Obiégly " Sans valeur"  (Bayard 2024)

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