J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 30 janvier 2025

La vie sociale

 


Dans ma famille, on n'avait pas le sentiment d'exister. On vivait. On vivait même bien, moi je ne me suis jamais soucié de rien, je n'ai donc vraiment aucune raison de me plaindre, mais il n'y avait pas d'excitation, un grand calme plutôt, c'est pour ça que je dis qu'on n'avait pas le sentiment d'exister, on était plutôt spectateur de l'existence. J'ai passé toute mon enfance à la regarder passer durant ces longues plages d'ennui, ennui infini, qui ne prenait fin qu'avec le dîner, des après-midis entiers réduits au néant parfait, pas un bruit, pas un mot plus haut que l'autre, presque rien, simplement le petit grésillement de l'existence. Pendant longtemps, j'ai cru que c'était le seul bruit de l'existence, une sorte d'acouphène, si vous voulez, un petit grésillement ininterrompu que les gens couvrent de bruits, de cris, de passions, de rages, de folies parce que c'est tout de même un bruit désagréable, un petit sifflement qui grésille, oui, c'est ça, ou un grésillement qui siffle, quelque chose de gris, gris clair, beaucoup de blanc dans lequel on verse quelques gouttes de noir pour que ça ne fasse pas trop mal aux yeux.

Jérôme Orsoni " La vie sociale" ( Éditions Bakélite 2025)

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