J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 5 août 2011

Le rivage des Syrtes

Aussi loin que l'oeil portât, à travers la brume liquide, on n'apercevait ni un arbre ni une maison. L'aube spongieuse et molle était trouée par moments de louches passées de lumière, qui boitaient sur les nuages bas comme le pinceau tâtonnant d'un phare. L'intimité suspecte et pénétrante de la pluie, le tête à tête désorientant des premières gouttes hésitantes de l'averse calfeutraient ces solitudes vagues, exaspérant un parfum submergeant de feuilles mouillées et d'eau croupie; sur le feutrage mou du sable, chaque goutte s'imprimait avec une netteté délicate, comme on distingue de la pluie les grains plus vivants qui s'égouttent du feuillage. Sur la gauche, à peu de distance de la route, la mer de joncs venait border des vasières et des lagunes vides, fermées sur le large par des flèches de sable gris où des langues d'écume se glissaient vaguement sous la brume. Le silence suspect du paysage était rendu plus sensible par les arrêts brusques et les reprises hésitantes de la pluie, et l'impression de suspens insolite que communiquaient ses intervalles inégaux. Sous ce jour fuligineux, dans cette moiteur ensommeillée et cette pluie tiède, la voiture roulait plus précautionneusement, jetant sur ce douteux voyage comme une nuance fugitive d'intrusion.

Julien Gracq "Le rivage des Syrtes"

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