J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 22 juin 2013

Les rouleaux du temps

Les paysages sous le vent sont changeants comme des visages emportés par l'émotion, et c'est bien pourquoi la question de la forme, en art, ne sera plus jamais réductible à celle de la figure; elle s'est ouverte à la mobilité du visage ( en littérature, l'art ne sera plus jamais réductible à la question du "bien écrire"). Non seulement un visage est changeant, non seulement il parle en deçà des mots, mais de plus il répond: comme nous le savons tous, dans l'échange véritable, les mouvements du visage de l'autre modifient le nôtre, dont le contrôle nous échappe.
Si le regardeur fait le tableau, l'inverse reste vrai, bien sûr: le tableau fait toujours le regardeur ; de même le livre invente son lecteur et, en l'inventant, le révèle à lui-même.
C'est ici que l'art accède réellement au statut d'échange. Un échange initié par l'artiste:il donne l'impulsion, il ouvre le jeu. Rien de plus, rien de moins.
(......)
Chaque livre a une âme, à son insu. Et il en va de même des livres et des êtres: si insaisissable soit-elle dans nos représentations, c'est cette âme qui nous touche et nous interpelle, bien plus que la raison de notre interlocuteur , quand il nous émeut, quand nous essayons d'apprendre à le connaître pour ce qu'il est, ou au contraire quand il nous pousse à la haine, qu'il y a là quelque chose qui excède la raison, quelque chose de viscéral. C'est elle que je cherche, ici, l'âme des livres qui ont marqué la mienne. Je crois bien qu'elle ne peut pas se trouver en isolant les livres, et qu'on ne peut la ressentir qu'au risque de la sienne, dans l'amour, qu'on ne peut l'approcher que depuis et dans la vie - en refusant de séparer les livres et la vie, qui ne font qu'un ici, vaille que vaille.

Bertrand Leclair "Dans les rouleaux du temps" (Flammarion 2011)

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