J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 9 avril 2016

Les jardins statuaires

Tâcheté de rouille par les lichens ou de vert pâle dans les rares creux où le vent avait poussé un peu de loess auquel s’accrochaient quelques tiges de graminées sauvages, le roc qui montrait ailleurs une surface uniformément grise et polie par le temps s’assombrissait vers les profondeurs. On pouvait l’imaginer noir et anguleux comme le basalte vers les niveaux où le regard n’atteignait pas car une brume aussi opaque et pesante qu’un nuage de lait interdisait à l’oeil d’inspecter l’extrémité du gouffre comme d’en évaluer le pourtour. Le vide regorgeait d’absence amorphe et muette. Le gardien n’avait pas enlevé beaucoup de cendres ; l’accident avait dû se produire au commencement de la nuit. Je remarquai qu’il avait balayé en demi cercles concentriques autour du foyer. De quelques pas à l’écart, jetées sans soin, les premières ferrures qu’il avait récupérées. Il fallait cette nuit achever la tâche. Je m’assis en dehors du cercle du bûcher, aussi près que possible du gouffre, et me mis à filtrer le temps. Que faire d’autre, une fois encore, sinon remettre au creuset la masse du passé pour l’exposer de nouveau au feu de l’imagination. Un à un, au fil de la songerie, glissaient les souvenirs comme des perles à l’orient incertain. Leur succession restait énigmatique, d’une raison qui n’était pas en moi assis immobile au rebord du monde. Et j’avais beau ressasser cette mixture d’émotions, je ne trouvais plus le moindre projet au fond de mon crible. L’émotion, la fatigue, le jeûne et surtout le fait de tenir mon regard absorbé tout entier dans cette masse blanche indistincte et qui pourtant se mouvait tout agitée de convulsions besogneuses me plongeaient peu à peu dans une sorte d’hébétude somnambulique. Je ne m’aperçus guère que le jour baissait et que j’entrais peu à peu dans la nuit. 

Jacques Abeille " Les jardins statuaires" (Attila 2010)

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