Depuis
que son train avait passé les faubourgs et les fumées de
Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du
monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue
une seule maison. Le train, qui suivait la rivière lente, s’était
enfoncé d’abord entre de médiocres épaulements de collines
couverts de fougères et d’ajoncs. Puis, à chaque coude de la
rivière, la vallée s’était creusée, pendant que le
ferraillement du train dans la solitude rebondissait contre les
falaises, et qu’un vent cru, déjà coupant dans la fin
d’après-midi d’automne, lui lavait le visage quand il passait la
tête par la portière. La voie changeait de rive capricieusement,
passait la Meuse sur des ponts faits d’une seule travée de
poutrages de fer, s’enfonçait par instants dans un bref tunnel à
travers le col d’un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute
étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la
gorge s’était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque
fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût
coulé sur un lit de feuilles pourries. Le train était vide ; on eût
dit qu’il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir
dans le soir frais, entre les versants de forêts jaunes qui
mordaient de plus en plus haut sur le bleu très pur de l’après-midi
d’octobre ; le long de la rivière, les arbres dégageaient
seulement un étroit ruban de prairie, aussi nette qu’une pelouse
anglaise. ....
Julien Gracq
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