J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 18 décembre 2017

Un balcon en forêt


Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison. Le train, qui suivait la rivière lente, s’était enfoncé d’abord entre de médiocres épaulements de collines couverts de fougères et d’ajoncs. Puis, à chaque coude de la rivière, la vallée s’était creusée, pendant que le ferraillement du train dans la solitude rebondissait contre les falaises, et qu’un vent cru, déjà coupant dans la fin d’après-midi d’automne, lui lavait le visage quand il passait la tête par la portière. La voie changeait de rive capricieusement, passait la Meuse sur des ponts faits d’une seule travée de poutrages de fer, s’enfonçait par instants dans un bref tunnel à travers le col d’un méandre. Quand la vallée reparaissait, toute étincelante de trembles sous la lumière dorée, chaque fois la gorge s’était approfondie entre ses deux rideaux de forêt, chaque fois la Meuse semblait plus lente et plus sombre, comme si elle eût coulé sur un lit de feuilles pourries. Le train était vide ; on eût dit qu’il desservait ces solitudes pour le seul plaisir de courir dans le soir frais, entre les versants de forêts jaunes qui mordaient de plus en plus haut sur le bleu très pur de l’après-midi d’octobre ; le long de la rivière, les arbres dégageaient seulement un étroit ruban de prairie, aussi nette qu’une pelouse anglaise. ....

Julien Gracq 


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