Le 20, Lenz traversa la montagne. Les sommets et les hauts plateaux
étaient sous la neige ; dans les vallées, en bas, des pierres grises,
des plaines vertes, des rochers et des sapins. Il faisait un froid
humide ; l’eau ruisselait le long des rochers et jaillissait sur le
chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air moite.
Au ciel couraient des nuages gris, le tout fort épais ; puis le
brouillard s’élevait en fumant et pénétrait peu à peu à travers les
buissons, paresseusement, pesamment. Lenz avançait avec indifférence,
sans souci de la route, tantôt montant, tantôt descendant. Il
n’éprouvait aucune fatigue ; il lui était seulement parfois désagréable
de ne pouvoir marcher sur la tête. Au commencement il se sentait la
poitrine oppressée, quand il entendait les pierres se détacher autour de
lui en bondissant, la forêt grise secouer sa chevelure, et que le brouillard
tantôt dévorait les formes, tantôt les revêtait de membres
gigantesques ; il était fort agité, il cherchait quelque chose, comme
des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui semblait si petit,
si rapproché de lui, qu’il aurait pu mettre la terre dans un coin ; il
ne comprenait pas qu’il lui fallût aussi longtemps pour arriver au bas
d’une pente, pour atteindre un point éloigné ; il s’imaginait pouvoir
tout mesurer en deux pas. Parfois seulement, quand la tempête lançait
les nuages dans les vallées et que ceux-ci tourbillonnaient en fumant
au-dessus de la forêt ; quand les voix s’éveillaient sur les rochers,
tantôt comme des tonnerres expirant au loin, tantôt bruissant
violemment, en notes qui, dans leur joie sauvage, semblaient vouloir
célébrer la terre ; quand les nuages s’élançaient comme des chevaux
indomptés qui hennissent, que le soleil les pénétrait de ses rayons et
que son glaive étincelant, imprimé sur les plaines neigeuses, découpait
le sommet des vallées en tranches de lumière claire et aveuglante ; ou
bien, lorsque l’orage repoussait la nuée en y creusant un lac bleu, que
le vent mourait et arrivait en bourdonnant des ravins profonds, des
sommets des sapins, comme un chant de nourrice ou un carillon de
cloches ; lorsque au ciel bleu apparaissait une légère rougeur, que de
petits nuages filaient sur des ailes d’argent, et que les cimes des
montagnes, aiguës et nettes, brillaient et flamboyaient
à une grande distance, —alors sa poitrine se déchirait, il s’arrêtait,
haletant, le corps courbé en avant, les yeux et la bouche grands
ouverts, comme s’il voulait aspirer en lui et absorber la tempête; il
s’étendait et se couchait sur la terre, il se plongeait.au sein de
l’univers, éprouvant une joie qui le faisait souffrir; ou bien il se
tenait tranquille, reposant sa tête sur la mousse et fermant à demi les
yeux.
Georg Büchner " Lenz" ( traduction Auguste Dietrich)
Le même texte ( dans une autre traduction) lu par Jean-Christophe Bailly:
1 commentaire:
Passionnante, la comparaison des deux traductions, ce n'est pas que je trouve l'une meilleure que l'autre, c'est l'interprétation qui m'intéresse. Je crois que j'aurais beaucoup aimé ce travail-là si j'en avais eu les capacités littéraires
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