J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 1 juin 2018

Lenz

Le 20, Lenz traversa la montagne. Les sommets et les hauts plateaux étaient sous la neige ; dans les vallées, en bas, des pierres grises, des plaines vertes, des rochers et des sapins. Il faisait un froid humide ; l’eau ruisselait le long des rochers et jaillissait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air moite. Au ciel couraient des nuages gris, le tout fort épais ; puis le brouillard s’élevait en fumant et pénétrait peu à peu à travers les buissons, paresseusement, pesamment. Lenz avançait avec indifférence, sans souci de la route, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait aucune fatigue ; il lui était seulement parfois désagréable de ne pouvoir marcher sur la tête. Au commencement il se sentait la poitrine oppressée, quand il entendait les pierres se détacher autour de lui en bondissant, la forêt grise secouer sa chevelure, et que le brouillard tantôt dévorait les formes, tantôt les revêtait de membres gigantesques ; il était fort agité, il cherchait quelque chose, comme des rêves perdus, mais il ne trouvait rien. Tout lui semblait si petit, si rapproché de lui, qu’il aurait pu mettre la terre dans un coin ; il ne comprenait pas qu’il lui fallût aussi longtemps pour arriver au bas d’une pente, pour atteindre un point éloigné ; il s’imaginait pouvoir tout mesurer en deux pas. Parfois seulement, quand la tempête lançait les nuages dans les vallées et que ceux-ci tourbillonnaient en fumant au-dessus de la forêt ; quand les voix s’éveillaient sur les rochers, tantôt comme des tonnerres expirant au loin, tantôt bruissant violemment, en notes qui, dans leur joie sauvage, semblaient vouloir célébrer la terre ; quand les nuages s’élançaient comme des chevaux indomptés qui hennissent, que le soleil les pénétrait de ses rayons et que son glaive étincelant, imprimé sur les plaines neigeuses, découpait le sommet des vallées en tranches de lumière claire et aveuglante ; ou bien, lorsque l’orage repoussait la nuée en y creusant un lac bleu, que le vent mourait et arrivait en bourdonnant des ravins profonds, des sommets des sapins, comme un chant de nourrice ou un carillon de cloches ; lorsque au ciel bleu apparaissait une légère rougeur, que de petits nuages filaient sur des ailes d’argent, et que les cimes des montagnes, aiguës et nettes, brillaient et flamboyaient à une grande distance, —alors sa poitrine se déchirait, il s’arrêtait, haletant, le corps courbé en avant, les yeux et la bouche grands ouverts, comme s’il voulait aspirer en lui et absorber la tempête; il s’étendait et se couchait sur la terre, il se plongeait.au sein de l’univers, éprouvant une joie qui le faisait souffrir; ou bien il se tenait tranquille, reposant sa tête sur la mousse et fermant à demi les yeux.

Georg Büchner " Lenz" ( traduction Auguste Dietrich)

Le même texte ( dans une autre traduction) lu par Jean-Christophe Bailly:


1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Passionnante, la comparaison des deux traductions, ce n'est pas que je trouve l'une meilleure que l'autre, c'est l'interprétation qui m'intéresse. Je crois que j'aurais beaucoup aimé ce travail-là si j'en avais eu les capacités littéraires