C’est
toujours ainsi dans les rêves, on entre sans frapper car les portes
ont disparu, les murs n’ont plus de consistance ou bien celle du
carton ou du papier, on tend le bras et la main passe au travers des
murs, des morts, du vide, d’un champ de blés et l’on voit
par-delà, parfois même des flammes et les images brûlent et les
tables sont emplies de mets et de vaisselles et les yeux sont rougis.
Ils sont nombreux les morts qui hantent ces appartements trop serrés
dans cette rue qui monte, ils sont nombreux et de tous âges avec
leur douleur pliée en petits morceaux et cachée au fond des poches
ou sous la pile de linge bien repassée, les visages ne se
ressemblent plus ou se désagrègent dans le flou de l’étrange,
ils ont oublié leur langue, il n’y a que des regards que l’on ne
peut fixer et des corps langés de vêtements sombres. Chacun est à
sa tâche. Le tailleur, avec ses craies et ses ciseaux tout au
découpage de l’horizontalité d’un tissu d’où il fait naître
des corps, ceux de ses proches morts lors du génocide arménien, le
cordonnier qui n’en finit pas de saisir une pointe coincée entre
ses lèvres fines et de taper, taper sans s’arrêter sur celle-ci,
enfoncée dans le talon d’un soulier, comme s’il voulait enfouir
le cauchemar du village incendié, la coiffeuse enroule des bigoudis
sur une tête détachée de son corps et elle pique une pointe
jusqu’au cuir chevelu, mais il n’y a plus de sang à jaillir. On
s’élève dans les étages à regarder cette femme assise à la
table de la cuisine, et ses larmes continues devant la photo d’un
frère, d’un fils, d’un mari, mort en 14 ou en 17, et cette autre
qui tente de soigner les blessures de son mari rentré lui de la
guerre mais blessé et ailleurs, et cette troisième qui a perdu
trois de ses enfants et qui surgit entre ces murs de coton en
marmonnant des prénoms, ou ce que l’on croit tel . Pénétrer cet
autre immeuble où cela a dû chanter des airs d’opéra italien ou
des chansons siciliennes, entre les casseroles de pâtes et les
photos de là-bas où étaient restés les plus vieux, ne saisir que
quelques mots, ce pourrait être – mais que s’est-il passé, que
s’est-il passé – . Et tous les oubliés, les sans grades, ceux
qui ont fait comme ils ont pu, les ivrognes ou les sobres, les
rêveurs et les poètes, hommes femmes ou enfants, tous ils errent
entre les murs des caves ou des greniers avec leurs livres de prières
ou leurs flacons de nitroglycérine, leurs images pieuses ou leur
manuel de révolutionnaire. “Tout n’est rien” est gravé
quelque part…Se faufiler entre les ombres de tous ceux qui ne sont
plus, aller jusqu’au bout de la rue, au numéro quarante où l’on
avait bien évité de se rendre, mais qu’il faut affronter du
regard un jour ou l’autre, et se laisser emporter par les murmures
de tous les allongés, qui ont laissé leur dernier souffle se
répandre ici, avec ou sans conscience, dans la langue des morts
qu’ils commençaient d’apprendre, cette langue sans voyelles qui
résonne désormais dans cette portion de rue biseautée des
désastres d’un monde où l’on ne fait pas mieux.
37ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 37 ) pour l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
37ème texte (correspondant à la proposition d'écriture de la vidéo 37 ) pour l'atelier d'écriture d'été animé par François Bon sur son site Tiers-Livre: " Construire une ville avec des mots".
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