J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 20 juin 2019

Aperçues/3


Manières de tomber

On tombe souvent (enfant, j'avais constamment peur de tomber, comme si l'espace entier s'ouvrait devant moi tel un réseau sans fin de pièges). On se relève pourtant, on se relève comme on peut. C'est la lutte perpétuelle des pauvres humains contre la force de gravité. Chaque geste soulevé prendrait ainsi valeur de protestation vis-à-vis d'une loi, fort cruelle, du cosmos où nous nous agitons. Un jour, on tombe pour de bon: on ne s'en relève pas. C'est la force de gravité du temps. Pour marquer le coup, les survivants font sculpter une tombe. Une tombe est, en général, un bloc de pierre -- matière issue des tréfonds, du sol, là  même vers quoi toute chose tombe - érigé en mémoire d'un mort. Masse très lourde et très stable, incorruptible, indiquant là où le mort, le "tombé pour de bon", se trouve et ne se relèvera pas. Son corps ( gouf en hébreu, sôma en grec, cadaver en latin) est en quelque sorte, "relevé" au sens hégélien par sa tombe ( kévér en hébreu, sèma en grec, monumentum en latin). La tombe abrite physiquement et prend garde symboliquement du "tombé pour de bon". Elle s'érige dans l'espace pour lui qui ne le peut plus. Elle dure dans le temps, quand lui est trépassé, corrompu, tas d'os, poussière.

Georges Didi-Huberman " Aperçues" ( Les éditions de minuit)

Aucun commentaire: