C’est un tas.
Avec des apparences de vide. Entre ces blocs au sol,
balafrés d’éclairs de lumière, c’est l’imprécision d’un tas de pierres,
de tailles inégales, de formes différentes, mais de même texture. Écrire
ce tas de pierres. Des centaines, à l’ombre de deux arbres sur une
petite place . Des pierres qui furent un mur, on se souvient. Le mur
est au sol en pièces détachées. – Où sont les mains derrière le mur ?
– Les faces des pierres sont des visages ridés, entre lesquelles des
ombres se glissent, des présences se taisent. Amoncelées en tous sens,
il n’y a pas l’ordre d’un mur mais le chaos d’une démolition où bute le
regard. C’est une sorte de puzzle qui ne sera jamais reconstitué selon
le modèle, mais restera éclaté, défiguré, traversé de grisaille. A
force de fixer le tas, la distance semble s’effacer, et il me semble
m’absorber du silence qui suinte entre les surfaces. Cette pierre plus
haute que les autres, qui se tient verticale, tendant ses forces vers
des nuages qui poursuivent leur course sans se soucier de rien, accroche
l’attention, les pensées s’enracinent sur cette surface granitique, qui
est restée pendant plus d’un siècle à l’horizontale au-dessus d’une
porte ou d’une fenêtre, soutenant d’autres pierres plus timides ou plus
recluses, linteau d’un monde écroulé. Quelque chose est là, détruit.
Quelque chose qu’on pensait éternel, qui n’est plus. Une femme se
tenait, assise derrière sa minuscule fenêtre de cuisine, encastrée dans
le mur de granit à suivre les allées-venues des uns et des autres.
Reprendre le regard de la réalité de ce jour. Des pierres innombrables,
recouvrant le sol de cette petite place, étalées pour l’offrande. La
forme évanouie d’un mur . Le passé s’efface, mais le souvenir pèse
encore un peu. Le poids des pierres que des mains ont dépecées une à une
comme on le fait d’un corps d’animal mort. Chaque pierre désossée de la
verticalité où elle s’était inscrite pendant plus d’un siècle,
calfeutrée avec ces tombereaux de terre qui ne sont plus que poussière.
Pierres sous le toit ou pierres de la base, on ne sait plus, les voila
anonymes et orphelines, blocs de rien, cubes d’ombre délaissés après une
bataille, frontons ou pierres de pas grand chose, tout est à terre en
longs enlacements auprès du vent et sa brûlure. Ossuaire solennel au
pied du mur perdu, à l’heure où le soleil s’épuise. Une volée
d’hirondelles passe en silence, un chat contourne l’obstacle, au loin
un coq se met à chanter. Dans le frêne qui dépose de l’ombre, un petit
bruit de vent et de chants d’oiseaux. Retrouver un réel alors même que
c’est de vertige qu’il s’agit. Des images d’un avant hantent cette
gigantesque tombe, vacillement d’un temps que l’on semblait toucher du
doigt. Matière de mur, peaux mortes, vestiges de vies, empêtrement de
vertèbres abandonnées, paquets de ténèbres, lignes de fuite brisées,
vaisseau de pierres en pleine mue.
Entrer dans l’épaisseur et chercher une pierre de seuil.
Consigne 4 de l'atelier d'écriture d'été de François Bon sur le site Tiers-Livre :"affinités pour la description"
1 commentaire:
le mur qui combine une illusion d'éternité, forte d'être presque réelle, et une nécessaire précarité comme toute oeuvre humaine
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