J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 26 août 2019

Un tas

C’est un tas.
Avec des apparences de vide. Entre ces blocs au sol, balafrés d’éclairs de lumière, c’est l’imprécision d’un tas de pierres, de tailles inégales, de formes différentes, mais de même texture. Écrire ce tas de pierres. Des centaines, à l’ombre de deux arbres sur une petite place . Des pierres qui furent un mur, on se souvient. Le mur est au sol en pièces détachées. – Où sont les mains derrière le mur ? – Les faces des pierres sont des visages ridés, entre lesquelles des ombres se glissent, des présences se taisent. Amoncelées en tous sens, il n’y a pas l’ordre d’un mur mais le chaos d’une démolition où bute le regard. C’est une sorte de puzzle qui ne sera jamais reconstitué selon le modèle, mais restera éclaté, défiguré, traversé de grisaille. A force de fixer le tas, la distance semble s’effacer, et il me semble m’absorber du silence qui suinte entre les surfaces. Cette pierre plus haute que les autres, qui se tient verticale, tendant ses forces vers des nuages qui poursuivent leur course sans se soucier de rien, accroche l’attention, les pensées s’enracinent sur cette surface granitique, qui est restée pendant plus d’un siècle à l’horizontale au-dessus d’une porte ou d’une fenêtre, soutenant d’autres pierres plus timides ou plus recluses, linteau d’un monde écroulé. Quelque chose est là, détruit. Quelque chose qu’on pensait éternel, qui n’est plus. Une femme se tenait, assise derrière sa minuscule fenêtre de cuisine, encastrée dans le mur de granit à suivre les allées-venues des uns et des autres. Reprendre le regard de la réalité de ce jour. Des pierres innombrables, recouvrant le sol de cette petite place, étalées pour l’offrande. La forme évanouie d’un mur . Le passé s’efface, mais le souvenir pèse encore un peu. Le poids des pierres que des mains ont dépecées une à une comme on le fait d’un corps d’animal mort. Chaque pierre désossée de la verticalité où elle s’était inscrite pendant plus d’un siècle, calfeutrée avec ces tombereaux de terre qui ne sont plus que poussière. Pierres sous le toit ou pierres de la base, on ne sait plus, les voila anonymes et orphelines, blocs de rien, cubes d’ombre délaissés après une bataille, frontons ou pierres de pas grand chose, tout est à terre en longs enlacements auprès du vent et sa brûlure. Ossuaire solennel au pied du mur perdu, à l’heure où le soleil s’épuise. Une volée d’hirondelles passe en silence, un chat contourne l’obstacle, au loin un coq se met à chanter. Dans le frêne qui dépose de l’ombre, un petit bruit de vent et de chants d’oiseaux. Retrouver un réel alors même que c’est de vertige qu’il s’agit. Des images d’un avant hantent cette gigantesque tombe, vacillement d’un temps que l’on semblait toucher du doigt. Matière de mur, peaux mortes, vestiges de vies, empêtrement de vertèbres abandonnées, paquets de ténèbres, lignes de fuite brisées, vaisseau de pierres en pleine mue.

Entrer dans l’épaisseur et chercher une pierre de seuil.



Consigne 4 de l'atelier d'écriture d'été de François Bon sur le site Tiers-Livre :"affinités pour la description"

1 commentaire:

Brigetoun a dit…

le mur qui combine une illusion d'éternité, forte d'être presque réelle, et une nécessaire précarité comme toute oeuvre humaine