Ici, dans cette lumière aquatique, je ressens ce que j’appelle l’extase
géographique qui est ma petite éternité matérielle, éphémère, mon
épiphanie des jours ordinaires : oui, l’extase géographique, c’est le
bonheur soudain de sortir de soi, de s’ouvrir de tous ses pores, de se
sentir traversé par la lumière, d’échapper quelques instants à la
dialectique infernale du dehors et du dedans. Pourquoi aimer autant les
fleuves et les rivières, pourquoi les aimer davantage que la mer ? La
mer, trop frontale, trop vaste, trop calme ou trop violente, nous
renvoie toujours à la mort alors que la vue, même éphémère, même fugace,
d’un fleuve aux flots conséquents nous apaise ou nous dynamise et
redonne sens à nos efforts : comme lui, nous savons que nous sommes
mortels, mais comme lui nous espérons nous élargir avec l’âge, chaque
année nous gagnons en sérénité ; comme lui, nous nous souvenons de notre
source sans nous languir pour autant de l’avoir désertée ; comme lui,
chaque épreuve nous élargit ; ici le Danube est un vieillard las,
divisé, amoindri, qui s’apprête à mourir mais sa vie était tellement
nourrie qu’il y a encore du feu dans son souffle et de l’ardeur dans son
regard ; il scintille de toutes les crêtes de ses vagues et il roule
ses épaules nues de fleuve, indifférent aux frontières, indifférent à la
steppe qui trace la limite extrême de son désir, heureux de savoir que
là-bas, bientôt, toujours plus loin vers l’est, la mer saura mettre un
terme à ses épreuves.
Emmanuel Ruben "Sur la route du Danube" (Rivages 2019)
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