J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

lundi 9 septembre 2019

Sur la route du Danube


Ici, dans cette lumière aquatique, je ressens ce que j’appelle l’extase géographique qui est ma petite éternité matérielle, éphémère, mon épiphanie des jours ordinaires : oui, l’extase géographique, c’est le bonheur soudain de sortir de soi, de s’ouvrir de tous ses pores, de se sentir traversé par la lumière, d’échapper quelques instants à la dialectique infernale du dehors et du dedans. Pourquoi aimer autant les fleuves et les rivières, pourquoi les aimer davantage que la mer ? La mer, trop frontale, trop vaste, trop calme ou trop violente, nous renvoie toujours à la mort alors que la vue, même éphémère, même fugace, d’un fleuve aux flots conséquents nous apaise ou nous dynamise et redonne sens à nos efforts : comme lui, nous savons que nous sommes mortels, mais comme lui nous espérons nous élargir avec l’âge, chaque année nous gagnons en sérénité ; comme lui, nous nous souvenons de notre source sans nous languir pour autant de l’avoir désertée ; comme lui, chaque épreuve nous élargit ; ici le Danube est un vieillard las, divisé, amoindri, qui s’apprête à mourir mais sa vie était tellement nourrie qu’il y a encore du feu dans son souffle et de l’ardeur dans son regard ; il scintille de toutes les crêtes de ses vagues et il roule ses épaules nues de fleuve, indifférent aux frontières, indifférent à la steppe qui trace la limite extrême de son désir, heureux de savoir que là-bas, bientôt, toujours plus loin vers l’est, la mer saura mettre un terme à ses épreuves. 

Emmanuel Ruben "Sur la route du Danube" (Rivages 2019)

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