J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

samedi 23 novembre 2019

77


MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE
Trois à la suite. Si lentement. C’est rare. Voilà pourquoi je m’en souviens. Cette journée a commencé comme un moteur qui démarre mal. Une hésitation. Une saccade. Trois longs râles. D’habitude, les cris des pneus, c’est court, c’est net, ça vibre le regard. Salve brève. Oui, d’habitude, ça déboule comme des balles d’un trait et ça brise la ligne droite et ça brouille la bande grise et la surface brune s’étirant derrière sur des kilomètres de marron à t’en perdre la vue, une tache qui passe, épis de blé se penchent, bref vrombissement, gravillons éjectés dans le fossé, virage au loin, poussière qui retombe, retour au silence. D’habitude, en règle générale, c’est métallisé et c’est rapide, ça ne fait que passer, ça ne s’attarde pas. Et pourquoi ça s’attarderait ? Courts cris stridents, ils foncent. Pour le boulot, pour le mouvement, pour le tumulte, foncent sur Paris, foncent sur le bitume, foncent dans le brouillard. Mais aujourd’hui, ce matin, c’était lent. Ça ne criait pas. Ça chantonnait presque. Comme une profonde inspiration avant le saut, une turbine en peine qui refuse la noyade, le bourdonnement d’un bourré qui dort, le bruit au-dedans du silo à grains ou le long râle du Fendi 301 du père Mandrin qu’on entendrait au loin, à peine sa silhouette aperçue au bout des terres que déjà son grondement dans tes oreilles et, de longues dizaines de minutes plus tard, ses jantes rouges sous ton regard, mastodonte, vastes cercles qui écrasent le bitume et disparaissent petit à petit en laissant le fracas et puis le vacarme et puis le bruit et puis le son et puis le souffle et puis l’écho et puis le chuchot et puis le doute et le soupir et puis plus rien. Le silence du 77. Oui, trois à la suite, métallisées, comme ça, aussi lentement, ce matin, juste avant que le car ne passe, c’est rare. Rare convoi. Comme si ça voulait marquer le coup. On l’a tous remarqué, on se l’est pas dit parce qu’on se dit jamais rien, mais on l’a tous remarqué. Ça se voyait à nos tronches, qu’on s’y attendait pas. Drôle de convoi. Surtout à cette heure-ci : le soleil presque pas debout, le brouillard qui mange encore la terre, le vent se lèvera bientôt. Alors on a fait de drôles de tronches et puis ont s’est tus. Renfoncer sa gueule dans l’abri. Drôle de convoi, n’empêche, pour un matin dans le 77. C’est rare d’en voir trois à la suite, de métallisées, qui passent si lentement avant même que le car arrive, s’arrête, se remplisse, reparte au loin sur la bande de bitume, le vrombissement du moteur et les doigts d’honneur par la grande vitre arrière, rectangle qui reflète et s’enfonce dans le 77. 77, c’est le département. Ça se revendique. C’est quelque chose. Plus grand que le 93, même, le 77. On ne dit pas soixante-dix-sept. On dit sept-sept. Comme une salve qui briserait le silence. C’est important, ici, le silence. Il est partout. Le ronronnement de la nationale au loin, le chant du tracteur, parfois, les pylônes électriques comme des cigales, toujours, et çà et là, des aboiements de chiens. C’est un silence spécial. Le silence du sud 77. On dit sud 77 parce qu’ici, c’est pas Paris. Tu peux partir en vacances dans le monde entier, à Rouen par exemple, tu verras, ils te diront Paris. Du coup on dit sud 77. Ça sonne plus exotique. Plus ailleurs. Ca sent presque la mer. On sait bien qu’on est du 77 mais ça marque la différence. Parce qu’ici, c’est pas Paris. Pas encore. Pas comme le nord 77. Ici, tant que le bitume n’aura pas tout recouvert, des vagues de bitume qui entourent l’horizon, ça restera chez nous. Et chez nous, c’est vert, c’est gris et c’est marron. Surtout marron. Vu d’en haut : quadrillage marron. Y a que le silo rond, la centrale électrique carrée, les pylônes triangles et les bagnoles rectangles qui sont métallisés. Et ce matin :
MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE, MÉTALLISÉE 

Marin Fouqué 77 ( Actes Sud 2019)

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