J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 20 décembre 2019

Saint-Germain-en-Laye


Qu’on lui coupe la tête. La phrase franchit le seuil, traverse, bondit, occulte le soleil entré par la fenêtre, le papier peint lustré qui scintille quand on approche, le lit, les poupées de tissu. La phrase strie, déchire, taille en pièces ce qui rend la chambre lumineuse, à l’abri du monde et dans son contour : le vert cru de la moquette, un rayon  où la poussière danse, le bruit atténué de la ruelle. D’habitude, les pigeons roucoulent sur le toit de l’école d’en face. Cette fois, rien. Les façades de l’immeuble, de l’école, presque à se toucher tant la rue est étroite, presque mais il y a le ciel, les moineaux, les pigeons ; ces façades et ce qu’elles protègent, une chambre d’enfant au bout d’un appartement très petit, une salle de classe qui accueille le mercredi un cours de solfège : tout ce monde vole en éclats.
Décomposés, le papier Venilia très blanc, presque aveuglant quand le soleil le frappe, le poil ras et vert pomme du revêtement du sol. Disparus, la peau de mouton sur le lit, l’armoire, le secrétaire, les jeux de construction qui s’emboîtent et s’empilent. D’où vient cette phrase assassine ? Difficile à déterminer mais elle se propage partout.
D’un album illustré, d’un livre bilingue, d’un dessin animé.
De la rue, de la radio, des journaux, de l’Histoire de France.
Qu’on lui coupe la tête assène la reine de cœur (mais pourquoi de cœur ?), décapitation qui prend toute la place, centre d’une histoire dont Disney assure qu’elle est destinée aux enfants. Voici, promettent les images, un conte où les fillettes sont coiffées d’anglaises, portent des jupons de dentelle comme les poupées sur le lit.
Être coiffée d’anglaises, étrangeté qui perdure après avoir demandé de quoi il s’agissait, compris qu’on appelait anglaise un certain type de boucles très enroulées.
Des boucles blondes. Pourquoi blondes ? C’est ce qui vient à cause des images.
Nos têtes blondes, nos chères têtes blondes formule un inspecteur dans la salle de classe, répète Jacques Martin dans les émissions du dimanche : encore une expression peu adéquate, même à être soi-même, parmi les autres, une enfant blonde.
Une enfant ? Une enfant ça existe ?
 
Anne Savelli "Saint-Germain-en-Laye" ( L'Attente 2019)

1 commentaire:

Estourelle a dit…

enfant le sans mot, sans prise au sérieux
enfant, le lieu des questions lancées
dont l'écho lui revient dans le silence
sans réponse, il faudra longtemps
pour être soi-même trouver du sens...