J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 4 juin 2020

La grande peur dans la montagne


À mesure qu’il montait, la partie inférieure du glacier s’enfonçait davantage. Le glacier s’affaissait de plus en plus par un de ses bouts et était en même temps à la hauteur de Joseph, et au-dessus et au-dessous de lui. Et lui devenait cependant de plus en plus petit, et on l’aurait vu s’élever et en même temps disparaître, – s’il y avait eu quelqu’un pour le voir. L’air était gris et pâle, les rochers étaient de la même couleur que l’air et le ciel qui se trouvaient partout confondus dans une espèce de brume de chaleur. Joseph a avancé le pied avec précaution dans les couloirs que remplissait à moitié tout un menu gravier, qui cédait sous la semelle. Il allait vers les neiges, il était déjà plus haut que la glace, allant vers les névés qu’on voyait être suspendus dans les limites de la terre à des arêtes, comme une lessive à son cordeau. Là où il n’y a plus rien, là où il n’y a plus personne, là où il n’y a plus d’arbres, ni de buissons, ni même d’herbe, rien qui soit en vie, sauf quelques mousses rouges et jaunes qui font comme de la peinture sur la roche, à certaines places ; – et une pierre roulait, puis Joseph avance le pied, cherchant un appui sûr pour le tranchant de sa semelle. Déjà, si on avait pu le voir, il n’aurait pas été plus gros qu’un point, vu du bas du glacier, puis il n’aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s’il n’était pas. Il s’est tenu suspendu, n’étant plus rien, longtemps encore, dans l’air et à l’une, puis à l’autre de ces grandes parois, qui avaient été frottées et polies, avaient été peu à peu usées par le glacier venu autrefois jusqu’ici ; puis il a gagné les champs de neige, faisant à chacun de ses pas un trou bleu dedans. Son passage est resté marqué par des points faits avec un fil de couleur dans cette belle toile neuve, pendant qu’il arrive déjà à un autre champ de neige s’étendant à plat, où il y a des papillons qui sont tombés, de tout petits papillons rose clair, qui sont chacun au fond d’un trou, parce que la neige a fondu sous eux. Joseph marcha plus difficilement, plus lentement, enfonçant jusqu’au genou. À main droite et à sa hauteur, dans le prolongement même du névé qu’il traversait, une première crevasse largement ouverte et qu’on pouvait sonder de l’œil, à cause de son inclinaison, marquait le point de rupture du glacier. Plus en arrière, celui-ci s’élevait en pente douce jusqu’à une sorte de col qui s’ouvrait sur le ciel ; et c’est là qu’on a vu paraître enfin le soleil : un soleil comme vu à travers du papier huilé, qui a été vu, qui ne l’est plus ; – qui paraît, qui a disparu. C’est qu’une arête noire était venue se mettre entre lui et vous ; entre lui et Joseph, il y avait eu cette nouvelle barrière à la rencontre de laquelle Joseph allait. On ne sait toujours pas où il va. C’était une levée de rocs noire d’humidité et frangée de blanc dans le haut, et toujours personne. Personne ne semble être venu ici depuis les commencements de la terre et n’y avoir jamais rien dérangé, sauf qu’à présent un homme continuait d’écrire les preuves de son existence, comme quand on met des lettres l’une à côté de l’autre, pour une phrase, puis encore une phrase, dérangeant ainsi le premier la belle page blanche avec la trace de ses pas.

Charles Ferdinand Ramuz "La grande peur dans la montagne" (bibliothèque numérique romande)

4 commentaires:

Estourelle a dit…

Marcher écrire, sans cesse recommencer
un défi à l'altitude, à la neige, la page blanche
à la gravité qui enracine, à la légèreté qui nous fascine
"On ne sait toujours pas où il va" un pas après l'autre
"lettres l'une à coté de l'autre
pour une phrase, puis encore une phrase"...

Merci pour ce beau texte

mémoire du silence a dit…

Lire et relire cet extrait m'émeut beaucoup.
C'est un livre que je lus il y a bien longtemps, alors que j'étais en séjour chez des amis en Suisse, tout près de Lausanne. Ce volume dans leur bibliothèque fut pris instinctivement par ma main un bel après midi d'été. J'en fus éblouie. Et puis avec le temps, d'autres livres sont venus se poser en strates et le livre oublié.
Je suis passée en début d'après midi, et j'ai lu, j'ai été émue, j'ai revu le temps de cette lecture d'il y a si longtemps quelque part en Suisse dans les années 70, le livre et les amis... et ce soir je reviens lire encore... et je me dis qu'il va me falloir trouver ce livre pour en refaire une lecture complète...
merci Laura pour cette réminiscence.

Laura-Solange a dit…

Merci pour vos lectures à toutes deux, et contente que ce texte face écho. C'est un texte qui, je le sais avait beaucoup plu à mon père il y a longtemps mais sur lequel je ne m'étais pas encore penchée... Après avoir découvert Derborence, j'ai enfin pu le découvrir.
Je l'ai lu en numérique, en le téléchargeant gratuitement sur le site:
http://www.noslivres.net/

mémoire du silence a dit…

Merci beaucoup
pour le lien ;-)