Ces taches rousses sur les rochers — comme on parle de la lune rousse –, comme des morceaux de toison, de la toison du soleil couchant ; et puis ce lien entre chemins et chaleur, une chaleur émanée du sol ; et le chemin, une sente plutôt qu’un chemin, « la sente étroite du Bout du Monde », mais justement pas du Bout du Monde : d’ici, de tout près, sous les pas. (…) Tendre trace silencieuse laissée par tous ceux qui ont marché là, depuis très longtemps, trace des vies et des pensées qui sont passées là, nombreuses, diverses, traces de bergers et de chasseurs d’abord – et il n’y a pas si longtemps encore – , puis de simples promeneurs, d’enfants, de rêveurs, de botanistes, d’amoureux peut-être… Le temps humain qui inscrit ses lignes souples dans le sol.
Et presque tout de suite, presque en même temps, la stupeur. Stupeur n’est pas trop dire, si l’on peut concevoir une stupeur tranquille, calme, sans aucune crispation, sans éclat, sans bruit : stupeur, soudain, intime, d’être là, d’avoir part, d’avoir droit à cette chaleur de la terre — avec pour seules compagnes les lianes de la clématite sauvage où l’on pourrait se prendre les pieds, et la serratule, la fidèle mendiante rose des fins d’été. (...)
Et pourtant, continuant à essayer d'approcher ce tout petit, ce bref événement, je me suis dit qu'il s'agissait d'une sorte de heurt intime contre de l'incompréhensible absolu, et ce heurt si l'on peut ainsi dire redoublé : parce qu'il semblait parfaitement incompréhensible que ce fut incompréhensible à ce point : tout bonnement d'être là, dans ce lieu et à ce moment là, vivant, à coup sûr, ne rêvant pas, au milieu de choses toutes aussi indubitables les unes que les autres dans leur relative insignifiance et leur mutisme.
Philippe Jaccottet " Couleur de terre"
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