J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 15 août 2008

Vies minuscules



"J'en reviendrai riche, ou y mourrai":cette phrase pourtant indigne de mémoire,j'ai dit que cent fois ma grand-mère l'avait exhumée des ruines du temps, avait de nouveau éployé dans l'air son bref étendard sonore, toujours neuf, toujours d'hier; mais c'était moi qui le lui demandais, moi qui voulais entendre encore ce poncif de ceux qui partent: le pavillon qu'à mes yeux il faisait claquer dans le vent, aussi explicite que l'idéogramme aux tibias croisés des Frères de la Côte, proclamait l'inévitable second terme de la mort et la soif fictive de richesses qu'on ne lui oppose que pour mieux s'y abandonner, le perpétuel futur, le triomphe des destins qu'on hâte en s'insurgeant contre eux.Je frissonnais alors du même frisson que celui qui me poignait à la lecture des poèmes pleins d'échos et de massacres, des éblouissantes proses. Je le savais: je touchais là quelque chose de semblable. (....) ces mots m'étaient une Annonciation et comme une Annoncée, j'en frémissais sans en pénétrer le sens; mon avenir s'incarnait, et je ne le reconnaissais pas; je ne savais pas que l'écriture était un continent plus ténébreux, plus aguicheur et décevant que l' Afrique, l'écrivain une espèce plus avide de se perdre que l'explorateur; et, quoiqu'il explorât la mémoire et les bibliothèques mémorieuses en lieu de dunes et forêts, qu'en revenir cousu de mots comme d'autres le sont d'or ou y mourir plus pauvre que devant - en mourir - était l'alternative offerte aussi au scribe.

Pierre Michon "Vies minuscules"

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