J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mercredi 19 janvier 2011

Journaux

 11 aout 1962


Regard, le mien, collé aux grincements des choses. Monde de silence. Besoin de m'inventer dans la nuit; avec des mots qui me coûtent tellement. Toujours la même soif avide, perverse, triste, comme une couleur fanée dans la main, une plume déplumée. J'avale ma soif, je la bois, la rumine avec un ennui invisible. Toutes les nuits, mon regard se rebelle. Mes yeux se prennent au sérieux, se rappellent, s'engagent: ils écartent les quais, le fleuve, les livres et les visages qui se sont succédés sous le soleil d'août. Mes yeux s'ouvrent. Ils m'obligent à les suivre dans des altitudes d'ombre, de silence, de vent et de froid.
Mais pour le savoir, j'ai besoin d'écrire. Je ne peux pas m'informer sur moi-même toute seule, et je ne le souhaite pas. Complicité du mot que mes yeux encagent dans l'espèce de cloche de ma solitude. Lorsque je lis que j'ai écris solitude ou silence, je me vois instantanément dans un coin de ma chambre, apeurée et perdue, mais retrouvée d'une certaine manière. Même si tout cela n'a rien à voir avec la valeur ou l'insuffisance de ce que j'écris, je sais, d'une façon visionnaire, que je mourrai de poésie. Je ne le comprends pas parfaitement, c'est un peu vague, un peu lointain, mais je le sais, j'en suis sûre. J'en ressens d'ailleurs peut-être les premiers symptômes : douleur là où l'on respire, sensation de perdre beaucoup de sang s'écoulant d'une plaie que je n'arrive pas à situer.

Alejandra Pizarnik "Journaux 1959-1971" ( José Corti avril 2010)

2 commentaires:

Liou Duvinini a dit…

Interesante...

Estourelle a dit…

C'est beau
c'est triste et beau
une douleur
de vivre et de mourir