J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

dimanche 12 avril 2015

L'Altana ou la vie vénitienne

Que de fois ai-je poursuivi en moi-même et en elle le mot de cette tendre énigme! Pourquoi, dès que je respire l'air vénitien, éprouvé-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé? Pourquoi m'y sens-je si intimement adapté aux choses, si près d'elles et si à elles, en une sorte de convenance profonde? Pourquoi le son des cloches dans le ciel, le bruit d'un pas sur les dalles me font-ils battre le cœur d'une certaine façon? De quelle prédisposition me vient cet accord avec tout ce qui m'entoure? De quelque lointaine influence atavique peut-être? N'ai-je pas dans mon ascendance deux aïeules qui portaient un nom à consonance italienne et qui m'auraient transmis d'obscures affinités? 
Je ne sais, et que savons-nous d'avant nous-mêmes? Que conservons-nous en ce que nous sommes de ce que nous avons peut-être été? Or, de ces vies antérieures que nous nous plaisons à nous imaginer et dont nous croyons volontiers reconnaître en nous quelques traces, il en est une dont je retrouve ici le souvenir et qui fait que je m'y sens vénitien autant que le Doge au corno doré dont j'admire le portrait ducal; ou que le pauvre rampino qui, du bout de son crochet de fer; aide à l'accostage de ma gondole.
(..)
Ce sont de longues heures d'intimité passionnée dont j'essaie de fixer le souvenir, les heures où, errant de calle en calle, de campo en campo, voguant sur la solitude lumineuse
de la Lagune, balancé aux coussins d'une gondole ou accoudé à la rampe de bois d'une altana (1), Venise m'a confié, en échange de mon attentive tendresse, quelques-uns des secrets de son silence et de sa beauté.

(1) L'Altana est une sorte de belvédère en bois muni d'une rampe, installé sur le toit des palais vénitiens.

Henri de Régnier "L'altana ou la vie vénitienne"

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