J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 1 octobre 2015

Le fils de Judith

Quelque chose nous échappait. Nous délaissons les sommets et les plaines, nous nous moquons des visions en étage. Nous prenons l'ensemble dans un même regard. Une jeune femme, longue queue de cheval dans le dos, vêtue de bleu marine, pousse de son épaule gauche une lourde porte cochère. On se retourne et c'est peut-être la mer. Des collines bleues surmontent l'étendue marine. La jeune femme pousse la porte, tente de rentrer dans l'immeuble.

 Un groupe d'enfants bruyants traverse la place, me bouscule. La fille n'en a pas fini avec la porte et un jeune homme la rejoint. Cette sorte de paysage inventé dans mon dos fume. Le jeune homme s'appuie sur la porte cochère, la fille à ses côtés porte un sac qui fait la publicité de la foire du livre de Sao Paulo.

J'étais dos aux plaines liquides, quand je levais les yeux la couleur violette tranchait avec la grisaille des toits, le ciel était soutenu par lui-même mais grossièrement. Au loin, des crêtes de carton, régulières, de petits créneaux de branchages, papiers crépons et feuillages, se succédaient. Parfois, une chose se dressait, un arbre vide s'élançait, blanc de tronc et saignant dans le coucher de soleil permanent, rose, vif, dégoulinant comme nous le connaissions. Maintenant deux filles poussent la porte de la force de leurs épaules : les sens me jouent des tours, le moment est très mal choisi. Je reviens dans la ville de mon enfance et je vais sonner à la porte du vieux Quentin.

L'étendue liquide clapotait, de larges cercles concentriques s'écartaient, j'aurais cru un lac avec des algues et des aspérités moussues, les cercles s'éloignant étaient tapissés de petits dessins formant des croix, cela faisait des hachures subtiles. Je me frottai les yeux, rien ne changeait. Les hachures étaient dessinées à l'encre verte, j'y noyais mon regard. Le chagrin m'envahit. Il m'était arrivé de douter de mon corps. De nuit, parfois, j'avais l'esprit mangé, quelqu'un entrait par ma bouche et ne voulait pas lâcher
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Marie Cosnay " Le fils de Judith" (Cheyne éditeur, collection grands fonds 2014)

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