J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

mardi 19 septembre 2017

scala céleste

 

Assise sur la margelle d’un puits, dans le jardin de cette maison qui pourrait être la sienne, elle découvre et regarde avec étonnement ce qui s’élève là devant ses yeux : dans le brouillard dense calfeutrant la vallée, quelque chose brille par intermittence, prend de l’ampleur, s’épanouit vers un infini qu’on sait bien ne pas pouvoir atteindre, mais tend vers, malgré tout, ce ciel inaccessible. On dirait un voilier voguant sur un tapis d’herbe drue, arborant fièrement une sorte de légèreté en dépit de sa pesanteur métallique, de ses grosses roues récupérées sur d’anciens chars qui se sont usées sur les chemins caillouteux du village, de ses mâts de fer brillant de mille petits bouts de verre , les revêtant d’un habit de scène. Presque au centre de ce vaisseau se hausse ce qui pourrait se nommer échelle, à la verticalité troublante puisque ne semblant pas avoir d’extrémité dans ce brouillard où s’infiltrent quelques lueurs rendant encore plus énigmatique ce qui se hisse ainsi à l’assaut d’une croissance arborescente , mais qui prend le nom de scala céleste dans la bouche de son créateur : à fixer la scala avec le regard qu’ont les enfants, on se trouve pris de cette sorte d’ ahurissement qui brouille les idées, ôte toute pensée cohérente, et laisse enfin l’esprit se perdre dans un monde foisonnant de légendes ou récits qui le font s’embarquer dans des sphères où l’on ne peut progresser que dans un état second, proche de la stupeur. Quiconque découvre , au hasard d’une promenade, cette étrange sculpture, ne peut que s’arrêter, prendre le temps de la contemplation, et laisser voguer ses pensées dans un au-delà de l’ici et maintenant. Cette scala céleste n’a d’autre raison d’être que de conduire au songe éveillé, passant outre les barrières terrestres, liberté étant laissée à chacun d’ emprunter la verticalité de ses barreaux, non en chair et en os mais par l’esprit, et ainsi rejoindre ses rêves les plus fous, accompagné et protégé par les petites gouttes de verre qui tintent en se balançant sur les filins tendus pour maintenir la rectitude et la stabilité de l’ouvrage. A l’avant ou à l’arrière, on ne sait pas trop, de la sculpture géante, un siège métallique, comme il s’en trouvait autrefois sur les machines agricoles de type faucheuse , incitant à venir conduire cette machine de l’imaginaire. Cette scala céleste, lorsqu’on accepte le pacte qu’elle propose, à savoir de se débarrasser de la gangue des pensées vert de gris, d’une rationalité de rouille et de plomb qui nous encombrent au jour le jour, fait grimper , barreau après barreau, à la mesure de son imaginaire, vers ce visage d’un monde presque oublié, un ailleurs , celui de l’enfance retrouvée.


(Texte faisant partie du recueil "On ne pense pas assez aux escaliers" fruit d'un atelier d'écriture en ligne animé par François Bon et paru récemment chez Tiers livre éditeur)

La photo est de Jean-Claude Borowiak créateur de la scala céleste qui a inspiré ce texte.

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