J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 21 décembre 2017

La forme d'une ville


Nantes fut d'abord pour moi, et pendant longtemps, aux vacances d'été, une simple étape sur le chemin de la mer. Le train, qui traversait alors le cœur de la ville en longeant le bord d'un bras de la Loire, à la vitesse à peu près d'un train de péniches, en s'arrêtant aux gares de Nantes-Orléans, de la Bourse et de Chantenay, s'il rendait la circulation malaisée, donnait en revanche au curieux, attiré à la fenêtre de son wagon par le vacarme de la rue et du quai, une impression d'intimité peu commune : ici la ville, dont le chemin de fer ne donne à voir d'habitude que les terrains vagues, les dépôts de mâchefer, les arrière-cours d'immeubles avec leurs poubelles et leurs outils de jardin, s'ouvrait en deux brusquement devant le voyageur, surpris de couper par le milieu une fourmilière tranchée par la bêche, une circulation bourdonnante qui coagulait le long de la voie en caillots instantanés à chaque passage à niveau. (...)

Cette progression, cette procession paresseuse du convoi par le beau milieu d'une grande ville, dans le carillon des passages à niveau, les coups de timbre précipités des tramways, le concert des trompes et des klaxons, m'éveillait à un sentiment de vie furieuse et innombrable, de hâte et d'allégresse endiablée, que je rencontrais là pour la première fois. La grande surprise d'une enfance campagnarde mise en présence de la ville n'est pas tant la nouveauté matérielle, l'échelle inattendue des bâtiments et des rues, le foisonnement des objets insolites, que le sentiment véhément et tout neuf d'une pression humaine jusque là jamais ressentie, au milieu de laquelle on se sent brusquement immergé, et que le pouls ralenti d'Angers n'avait pu me communiquer encore d'aucune manière. Moment assez grave, où la vie monte à la tête comme un vin corsé, et dont l'enfance de la ville ne connaît pas le déclic, aussi décisif, aussi troublant presque à sa manière qu'une première puberté. Les rythmes naturels, protecteurs, berceurs, et presque naturellement porteurs, cèdent tout d'un coup de toutes parts à l'irruption de l'effréné, au pressentiment de la jungle humaine. Ambivalence à laquelle Nantes m'a éveillé, que le souvenir de Menin souligne, et dont j'essaierais inutilement de me libérer : je suis resté, vaille que vaille, face à toutes les manifestations de foule, l'enfant collé à la vitre du wagon, qui regarde monter jusqu'à lui, interdit, l'agitation furieuse d'une grande ville coupée en deux comme un ver .

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