J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

jeudi 5 avril 2018

Un lieu sans raison

Sur le seuil de l'asile, étouffant entre mes deux gardes impassibles, j'ai reçu la lumière crue du soleil comme un coup de matraque entre les yeux. C'était trop violent, trop soudain, cette mise à l'air libre après des mois d'internement. Sans leurs bras pour me soutenir, je me serais écroulée sur le trottoir qui va de Font-d'Aurelle à la gare de Montpellier. J'étais un escargot brusquement tiré de sa coquille, exposé nu sous la chaleur jusqu'à ce qu'il fonde. On a décidé sans moi de mon transfert, on m'a extirpée de mon uniforme, on m'a trainée sur le quai numéro cinq, puis je me suis retrouvée assise entre mes deux gardiennes sur une banquette en bois dans un wagon de seconde classe. Seule ma partie visible est présente sur ce siège, l'autre est restée à quai, souriant dans sa jupe jaune au milieu de tous ces voyageurs dont pas un seul n'est fou.
Le train s'est ébranlé vers le nord et son rythme est entré dans ma peau. Je sens ses pulsations sur mes tempes et j'entends les roues marteler au passage des intersections:
— Ça sert...
— À rien!
(...)

En cet après midi d'octobre, aux confins du plateau de la Margeride, un soleil étonnant traverse les érables rougis. Les mélèzes ambrés s'inclinent sur les derniers épilobes en fleurs et je me rejette en arrière. En temps normal, j'aurais salué toute la beauté du monde et ces tons d'ocre éclatés de rose violacé, mais la vitre qui nous sépare me condamne à l'exclusion.
Soudain  son regard me happe et je sens couler dans mon dos la sueur glacée. Mon intime ennemi, celui que j'avais oublié, me suit donc à St Alban? Cet invisible assassin qui me colle aux talons, m'agonit d'injures et m'a pourchassée à Nice, à Mende et même à Montpellier, jusque dans ces pavillons bien gardés par des veilleuses en uniforme... Il est là, je le sais, je le sens, dans ce wagon, préparant sa vengeance et ricanant. Jamais je ne lui échapperai, bien que j'ai tout tenté pour le semer. Tout cela est vain, tout cela...
— Pour rien!

Anne-Claire Decorvet "Un lieu sans raison" (  Bernard Campiche Editeur)

(On peut lire ici le poème de Paul Eluard d'où provient le titre de ce livre )

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