J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 4 mai 2018

Debout sur le ciel

À la sortie de mon village de Normandie, lorsque l'on prend la route qui descend, raide, sur la vallée de l'Epte, il y a sur la gauche de grandes houles de champs cultivés. Un océan de terres brunes, blondes ou vert pâle selon les saisons, qui se déroule et s'étend aussi loin qu'une vision nette peut l'appréhender. Lorsque nous étions enfants, cette étendue était coupée de haies, de chemins creux, de pâtures. J'ai oublié ce morcellement-là. Mais cette houle infiniment renouvelée, chaque automne sillonnée par de petits tracteurs rouges qui paraissent sortis d'un dessin d'enfant, travaillée, semée, cette onde en mouvement continu traverse le temps, le colore et l'innerve. Il y a toujours dans ce charroi de terre qui se déploie aux marges du village, quelque chose comme une âme, ou un esprit, ou une parole. Quelque chose qui chaque fois me ramène à mon père. Cette houle, c'est lui. Ce qui reste et demeure de lui.
Mon père a disparu. Il ne cesse de s'éloigner. Et pourtant, dans le mouvement même de la disparition, quelque chose de lui ne cesse de se préciser. Le souvenir s'estompe et, dans le même temps, quelque chose s'éclaire à l'intérieur. Comme par l'action du soleil à travers une loupe puissante, le souvenir prend feu.
 (...)
Mon père écrivait debout sur des carnets toilés, il écrivait debout sur le ciel ou debout sur un pupitre, à hauteur du regard. S'il travaillait assis, c'était pour relire, raturer, couper, coller, réécrire. Assis était une situation de labeur, debout un état d'alerte. Écrire était comme regarder, marcher, noter, sentir. Une prise d'air.
(....)
Il n'aura cessé de nous dire , à nous autres enfants qui comprenions à vrai dire sans comprendre, " je me mets au monde moi-même chaque jour".
(...)
Après sa disparition, mon père a longtemps été à mes côtés comme une grande ombre. Ou devant moi, comme une massive porte de chêne. Longtemps, je me suis reposée dans cette ombre ou cognée à cette porte. Jusqu'à cet instant où m'est apparu que cela - la pensée de mon père - il s'agissait de la traverser, comme on traverse une nuée. Un rideau d'eau derrière lequel se trouve l'ouverture d'une grotte profonde. 

Paule Du Bouchet  " Debout sur le ciel" ( Gallimard 2018)  

2 commentaires:

Ange-gabrielle a dit…

Que c'est beau en ce matin tout gris : ce père debout, ce dos, cette houle

Estourelle a dit…

Comme c'est beau
une beauté si simple