J'avance, avec de l'ombre sur les épaules. ( André Du Bouchet)

vendredi 11 mai 2018

Terminus Schengen


Regarde là-bas ce grand peuplier couché dont untel a 
            ramassé les branches et tel autre les racines le premier les a jetées au feu comme on se débarrasse d’un 
            fagot alors qu’il aurait pu faire de ces branches une
torche pour éclairer le monde
le second les a brandies comme on brandit un glaive
racines chrétiennes de l’Europe
racines chrétiennes de l’Europe
 
Mais où sont-elles ces racines et ces souches que vous avez toujours à la 
            bouche ?
vous ne savez faire qu’une chose : couper, trancher, délimiter
vous avez réduit vos paroles à ce gazouillis d’un homme face à son 

            écran
vous revendiquez tout le temps vos racines mais en réalité vous parlez 

            aujourd’hui la langue de vos machines
et vous n’avez pas plus de racines que nous
et vous n’êtes pas moins nomades que nous, vous qui vivez toujours 

            entre deux trains et deux avions, peuple des pas perdus et des 
tarmacs, peuple des bretelles des échangeurs et des ronds-points
et de cette grande affaire humaine dont on nous hache la 

            forêt
– le peuple européen, il ne nous reste plus rien
que le tronc décharné
d’un peuplier
et l’écorce lacérée sur laquelle nous pourrons graver
les premières figures
d’un alphabet futur.
Mais regardez par terre toutes ces feuilles mortes en forme de cœur
qui macèrent et pourrissent sous vos pieds
et deviennent l’humus de la mélancolie
vous ne les reconnaissez pas ? Vous ne voyez pas que ce sont là vos 

            bulletins de vote
et vos référendums
ils sont tombés du ciel comme des
                                                               tracts
                                                                            obsolètes
ils s’enfoncent dans la terre grasse et gorgée d’humour noir
cela fait vingt-sept ans que vous les foulez des pieds.


Emmanuel Ruben "Terminus Schengen" (Editions Le Realgar mars 2018)

1 commentaire:

Ange-gabrielle a dit…

Quel souffle ! Quelle puissance que ce texte !